Entretiens avec Pinar SELEK

Pinar Selek, sociologue et auteure de nombreux écrits, dont plusieurs romans et livres de contes ainsi que de poésie, militante féministe, antimilitariste et pacifiste, de renommée internationale, est considérée comme une des plus grandes intellectuelles turques contemporaines.

Elle avait 27 ans lorsqu’elle est arrêtée, en juillet 1998, suite à son enquête sociologique sur “l’histoire orale des militant.e.s kurdes” comportant une soixantaine d’entretiens, en particulier en Anatolie et auprès de la diaspora politique kurde, en France et en Allemagne.  Malgré près de deux semaines de tortures épouvantables dont elle garde encore des séquelles, elle refusera de livrer à la police les noms des personnes interviewées et sera alors accusée d’être l’auteure d’un « attentat » au Marché des épices d’Istanbul, ayant fait 7 morts et 121 blessés, prétexte pour la maintenir en prison plus de 2 ans avant les preuves indéniables que ce drame résultait de l’explosion accidentelle d’une bouteille de gaz !

Libérée, elle subit néanmoins comme un cauchemar permanent depuis 20 ans une interminable persécution politico-judiciaire de l’Etat turc et, malgré 4 acquittements, elle est contrainte à l’exil en 2009. Suite aux menaces pesant sur elle d’une condamnation à perpétuité (« autre forme de mort » depuis l’abolition de la peine capitale en 2002 dans la perspective alors d’une entrée de la Turquie dans l’UE) suite à une nouvelle requête en 2017 du procureur de la Cour suprême, elle obtient alors la nationalité française et sera élue la même année, en France, au Comité central de la Ligue des droits de l’Homme.
Ses principaux livres publiés en français (plusieurs encore en attente de distribution) seront disponibles les 17 et 18 mai à Bédarieux et Lodève grâce aux librairies indépendantes partenaires de ces rencontres (La joie de connaître à Bédarieux, et Un point un trait à Lodève) : « Loin de chez moi, mais jusqu’ou ? » (2012), « La maison du Bosphore » (2013), l’essai très autobiographique « Parce qu’ils sont arméniens » (2015), le non moins émouvant et poétique conte pour enfants « Verte et les oiseaux« … et le tout récent livre qui lui est consacré par Guillaume Gamblin « L’insolente – Dialogues avec Pinar Selek » (1/2019).

Sa première rencontre à Bédarieux le 17 mai sera avec plusieurs classes des deux lycées où des enseignant.e.s et documentaliste ont commencé à travailler avec leurs élèves sur des thèmes au programme qui sont aussi parmi les champs de recherche et d’action de Pinar Selek, comme les luttes et droits des femmes, les rapports de domination et la démocratie, l’exil…

Pinar Selek a accepté de nous donner quelques éléments de réponses à de premières questions, à l’occasion de la préparation d’une publication dans le magazine de mai C-le mag – Actualités en coeur d’Hérault (www.c-lemag.com), en anticipant parmi les sujets qui pourront être exposés et débattus lors des rencontres publiques des 17 et 18 mai :

1 – Qu’est-ce qui t’a amené à te mobiliser très jeune contre les inégalités, à agir avec courage aux côtés d’enfants des rues, de personnes marginalisées, d’inventer un « atelier des artistes de rue » ? Les conditions de mon enfance, heureuse et éveillée sur le monde, avec un grand-père co-fondateur du parti des travailleurs de Turquie, une mère pharmacienne très impliquée au quotidien dans des démarches soignantes solidaires, un père avocat et défenseur des droits humains qui fut emprisonné pendant près de 5 ans après le coup d’Etat militaire de 1980…
et la répression terrible de l’époque avec un million de prisonniers politiques…
une adolescence marquée par une dictature fasciste hostile à la liberté de pensée et d’expression, avec une stigmatisation accrue des populations précarisées, ont renforcé mon besoin d’engagement et la découverte des enfants des rues, des amitiés profondes qui se sont nouées alors
Tout cela m’a conduite à participer dès 1986 aux premières grandes manifestations pacifiques mais très violemment réprimées, à prendre du recul par rapport au mensonge et à la propagande, à inventer des démarches solidaires et créatives avec les enfants des rues pendant 2 ans à Istambul avant de les étoffer par des études de sociologie à l’université d’Ankara au passé plus combatif…

2 – Comment expliquer l’acharnement judiciaire de l’Etat turc contre toi ?

Ce n’est pas à moi de l’expliquer, et je me refuse tout autant à incarner un rôle d’héroïne que de victime, même si je continue à recevoir des menaces d’assassinat qui se sont même intensifiées depuis 2018 et sont parfois inquiétantes. Je suis par contre consciente que mes analyses et démystification des mécanismes fondant le pouvoir politique nationaliste, religieux et militariste en Turquie mettent en cause des piliers de ce pouvoir au niveau de l’armée, des médias, du nationalisme, de la négation du génocide arménien ou de la situation des kurdes… et que rencontrent écho et sympathie croissantes mes appels à résistance et convergence de luttes résolues et pacifiques contre les différents systèmes de domination.

3 – Comment parviens-tu à te mobiliser encore, en particulier dans le mouvement féministe, à agir pour des luttes décloisonnées et porteuses d’espoir, à garder le sourire, la joie de vivre, avec tout ce que tu as subi et continue à subir ?

Dans les pires moments, face aux tortionnaires des dictatures, il m’est arrivé d’avoir très peur mais je me suis dit “Ils n’auront pas mon sourire et mon énergie…” et j’ai apprécié souvent à mes côtés la solidarité et la résistance collective. Ecrire m’a aussi sauvée. Et puis, en sortant de prison j’ai déclaré publiquement qu’on m’avait maltraitée du fait de mon travail pour la paix et la justice sociale et, comme je l’explique dans le livre de Guillaume Gamblin, que je m’engageais à redoubler d’efforts dans ce sens. Ce qui me tient debout c’est ma conviction et mon amour de la liberté, de la vie. En même temps, si c’était à refaire, je ne regrette pas mes choix, je ne voudrais pas d’une autre vie, je voudrais vraiment un autre monde ! Même si la douleur de l’exil persiste, j’ai retrouvé dans la beauté des rencontres, dans mon entourage à Nice et ailleurs, l’inspiration et la force de créer, et le plaisir à tisser des liens dans les marges immenses qui se jouent des frontières.

Entretien recueilli le 14/4/2019 par Philippe Laville (élu national LDH qui sera aussi présent en mai)

 

Pour en savoir plus sur Pinar Selek et ses livres… 

www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/pinar-selek?fbclid=IwAR0VS2sTFZZpDmjUj5K9emsqCsGzrSSqkcr5lD7bjBAfFmeUPfh-HG_GN_o

Programme des rencontres publiques à Bédarieux et Lodève les 17 et 18 mai avec Pinar Selek