Relever tous les défis lancés à la démocratie
Les attentats terroristes de janvier 2015 ciblaient la République, la démocratie, la liberté et la fraternité. Leur ambition était de substituer à ces valeurs celles d’un état de guerre, d’une vérité révélée, du mépris de l’autre.
A l’inverse, des plus petites communes aux grandes agglomérations, la véritable levée en masse du 11 janvier a exprimé la solidarité de la population avec toutes les victimes, l’attachement à la liberté d’expression, le refus de la haine, de la violence, de l’antisémitisme et de la vengeance. Même ternie par la présence de plusieurs chefs d’Etat et de gouvernement non respectueux des libertés dans leur propre pays, cette mobilisation citoyenne est de celles qui marquent la mémoire d’un pays, et la LDH y a tenu toute sa place sur l’ensemble du territoire français.
Cette riposte ne dispense pas d’analyser avec lucidité ce qui s’est passé. La personnalité même des assassins, leur parcours, posent la question des mécanismes qui ont rendu possible dans notre pays l’émergence et la maturation d’un terrorisme islamiste intégriste dans ses dimensions internationales, mais aussi sociales, territoriales, d’appartenance communautaire ou idéologique… Dénoncer ce que diffuse le réseau Internet est insuffisant, il faut aussi se pencher sur les maux de la société française et les défis qu’elle doit relever.
Ces défis complexes procèdent d’un très grand nombre de facteurs et de logiques. Il serait à la fois inefficace et dangereux de se contenter de réponses trop simples, sécuritaires ou strictement administratives ou de laisser le terrain libre aux organisations qui veulent mettre en œuvre une politique de stigmatisation et une stratégie de tension.
Le premier de ces défis touche à nos libertés. Les démocraties qui envisagent d’abaisser le niveau des libertés font ce qu’attendent celles et ceux qui les ont frappées. La LDH s’était félicitée de ce que le Parlement ne légifère pas dans la précipitation. Mais les mesures sécuritaires déjà adoptées en matière d’apologie du terrorisme et de surveillance du Net, et celles envisagées concernant la répression du racisme ou le contrôle des individus portent en elles d’importantes dérives liberticides. La Ligue des droits de l’Homme dénonce le projet de loi sur le renseignement en discussion accélérée au Parlement, porteur d’une vision sécuritaire élargissant une surveillance généralisée et instrumentalisant l’esprit du 11 janvier.
Le deuxième défi est celui de l’égalité. Pour que chacun et chacune aime la République, y trouve sa place, il faut que cette dernière les accueille toutes et tous. Cela suppose que la réalité ne contredise pas les principes républicains. La relégation dans des ghettos territoriaux et scolaires, l’augmentation des inégalités, la précarisation de pans entiers de la population − et notamment des jeunes − le désenchantement, la perte de confiance dans l’avenir menacent quotidiennement la démocratie, l’exercice de la citoyenneté, l’idée même d’un intérêt général et d’un avenir commun. La construction d’une société solidaire, l’effort pour tendre à la justice sociale, vers des possibilités identiques pour chacun d’avoir sa place dans la société suppose une volonté politique, des politiques publiques et des moyens budgétaires et humains en cohérence avec ces objectifs.
Le troisième défi touche à la fraternité, à l’ensemble des règles, lois, modes de vie qui font d’un territoire, notre pays, et de notre destin, une aventure commune. En janvier dernier, une grande partie de l’opinion publique s’est spontanément mobilisée pour la défense de la liberté d’expression. Ce consensus ne saurait effacer, ni enfermer dans le deuil les débats qui traversent la société française. Rien ne serait pire que d’entrer dans un jeu de fragmentations et de stigmatisations. La démocratie se construit sur la
base de valeurs et de procédures qui, justement, font place à la différence, à la contradiction et à la confrontation des idées.
Au lendemain même des manifestations qui exprimaient le choix d’une France solidaire et démocratique, une multiplication d’actes antisémites et islamophobes a cherché à exacerber les peurs, les haines et les réflexes de repli de chacun dans sa communauté, son identité… réelles ou supposées. Pour affronter ces forces, nous avons besoin d’un exercice effectif et actif de la citoyenneté.
La mobilisation pour la laïcité est un enjeu central de cette construction. La LDH s’implique depuis sa naissance dans ce combat, et elle le fait aujourd’hui en analysant avec la lucidité nécessaire les changements que connaît le monde.
Avec la loi de 1905, la République a fait le choix de la laïcité. D’une part, celle-ci se caractérise par le fait d’assurer la liberté de conscience et des cultes, et donc la possibilité d’exprimer toutes les convictions, religieuses ou non, y compris l’athéisme, en privé ou en public. D’autre part, les seules limites de la liberté d’expression, en cette matière comme en toute autre, c’est qu’elle ne doit ni mettre en cause l’ordre public, ni inciter au mépris ou à la haine. Enfin, la séparation des cultes et de l’Etat est assurée : « l’Eglise chez elle », hors de l’Etat, mais entièrement libre, comme tous les autres acteurs de la société civile et avec les mêmes contraintes.
La confusion, entretenue ou involontaire, entre pratique de l’islam et « islamisme politique », alors qu’on n’utilise pas l’expression de « christianisme politique » à propos de nombreux gouvernements européens, laisse croire à un lien indissoluble entre la religion musulmane et un refus définitif de la séparation entre les religions et l’Etat.
En réalité, dans notre société, les individus ont des identités multiples et refusent d’être définis par leur seule appartenance communautaire ou religieuse. Cette réalité du pluralisme culturel et religieux est non seulement compatible avec la laïcité, mais le signe même de sa réussite. La laïcité crée les conditions de la neutralité de l’Etat, mais pas de la société, et garantit le respect du pluralisme parmi les citoyens.
Sans ce pluralisme des convictions, à égalité et sans discrimination, sans la libre expression et le débat comme seuls modes de fonctionnement acceptables, il n’y a pas de démocratie effective. Dans le contexte de pluralisme qui est le nôtre, le seul antidote efficace aux tensions et aux replis est une laïcité qui s’appuie sur une mémoire partagée, éclairée par l’Histoire, qui tienne la promesse républicaine de liberté de conscience et d’opinion, d’égalité de droits, de fraternité universelle, avec ce que cela suppose de politiques publiques contre l’antisémitisme, l’islamophobie, le racisme et toutes les discriminations, mais aussi en faveur d’une éducation porteuse d’émancipation qui prenne en compte toutes les composantes de la société.
La Ligue des droits de l’Homme, de longue date, inscrit ses propositions
dans un effort de mobilisation citoyenne, autour d’une éthique du politique, de la défense des droits et des libertés et de leur effectivité. C’est autour de ces valeurs qu’elle doit développer son activité associative et d’éducation populaire, dans les écoles, les terrains de sport et les quartiers, autour des bidonvilles majoritairement occupés par des Roms, aux côtés des sans-papiers, pour l’égalité des droits entre les femmes et les hommes… partout où les libertés sont à défendre, les droits à protéger, la République à faire vivre.
Résolution votée au 88e congrès de la LDH au Mans, 23-25 mai 2015
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