Ciné, Théâtre : à voir !

Thule Tuvalu de Matthias Von Gunten

Deux lieux situés aux antipodes : Thulé, au Groenland, fait face à l’inéluctable fonte des calottes glaciaires et Tuvalu, minuscule Ile-Etat polynésienne, est confrontée à l’élévation du niveau de la mer qui en résulte. Les habitants de ces deux coins reculés du monde sont forcés de repenser leur mode de vie traditionnel. Un montage parallèle calibré met en relief leur destin commun.

Joe Hill de Bo Widerberg

Certains se rappellent peut-être lointainement ce beau film, qui avait reçu le prix du jury du festival de Cannes en 1971, avec la célèbre chanson de Joan Baez,I dreamed I saw Joe Hill, et dédié aux filles du Massachusetts grévistes de 1912 qui réclamaient du pain et des roses. C’est l’histoire du jeune Joe, immigré en 1902 de Suède aux États-Unis avec son frère Paul. Celui-ci trouve du travail dans le New Jersey ; Joe ne le revit jamais. Après la joie du débarquement à Ellis Island, Joe vit quelques temps à New York, dans l’East End, avec des misérables logés comme des cloportes, et dont les belles dames charitables qui tricotent pour les pauvres ignorent tout. Il fait pourtant de belles rencontres : le renard, petit garçon attachant qui vit de rapines, et une belle fille italienne passionnée comme lui d’opéra, qu’ils vont écouter tous les deux en haut des marches de l’escalier de fer du théâtre. Car Joe, qui ne quitte pas son banjo, rêvait de devenir musicien.

Mais le ténor avantageux de Rigoletto s’empare de la jeune fille et Joe malheureux décide de partir à la recherche de son frère. Pendant des années, il sillonne l’Amérique, jusqu’en Californie et à Chicago, sautant sur les trains très lents qui transportent des marchandises. Vagabond, quasi-clochard, employé, ouvrier, il vit mille vies et transforme progressivement sa conscience des inégalités sociales en refus de l’exploitation et de la misère, rejoignant les « Travailleurs industriels du monde », l’IWW, dans la lutte syndicale et révolutionnaire. Mais le jour où il comprend que, dans la rue, la police laisse librement chanter l’Armée du salut mais empêche ses camarades aux foulards rouges de revendiquer publiquement la justice et le droit, il trouve sa vocation : désormais c’est en chansons qu’il va tenir ses discours politiques. Talentueux, généreux, aimé de tous, Joe devient une figure très populaire du mouvement ouvrier et déclenche des grèves dans les mines, comme dans les cuisines des restaurants les plus huppés.

Il va sans dire que la répression est féroce : Joe et ses camarades sont arrêtés, battus, torturés. Une nuit, dans l’Utah, Joe est blessé par balle – une affaire de cœur ? Il n’a jamais voulu dénoncer la femme qui lui a valu cette blessure, mais dans le film il vient de revoir la belle Italienne. La même nuit, un épicier est assassiné. Joe est accusé du meurtre et subit un procès inique. Même le président Wilson demande sa grâce au gouverneur de l’Utah…

Immigration, liberté d’expression, droits des travailleurs, condition pénitentiaire, police, justice, peine de mort, autant de questions essentielles posées par le film. La réponse de Joe est toujours humaine : il exige du pain, oui, mais aussi des roses. Cette biographie d’un militant légendaire saisit ensemble le désir de justice et le désir de vie, bien plus fortement qu’aucun exposé didactique. En ce sens c’est une introduction indispensable à tout débat sur les questions posées.

Adama, le Monde des souffles, de Simon Rouby

Adama, 12 ans, vit dans un village isolé d’Afrique de l’Ouest. Au-delà des falaises, s’étend le Monde des souffles. Là où règnent les Nassaras. Une nuit, Samba, son frère aîné, disparaît. Adama, bravant l’interdit des anciens, décide de partir à sa recherche. Il entame, avec la détermination sans faille d’un enfant devenant homme, une quête qui va le mener au-delà des mers, au nord, jusqu’aux lignes de front de la Première Guerre mondiale. Nous sommes en 1916.

Cette histoire est traitée à la façon d’un conte et présente un dénouement heureux. Le film qui bénéficie du label Jeune public AFCAE (Association française des cinémas d’art et essai) est présenté pour tout public à partir de 8 ans. Il nécessite toutefois, pour les plus jeunes, un accompagnement car, s’il s’agit bien d’un conte, le contexte historique est traité de façon suffisamment réaliste (tout particulièrement en ce qui concerne les images du front et celles des soldats gazés) pour impressionner des spectateurs néophytes.

Le jeune héros, guidé par une quête éperdue de son grand frère qu’il veut ramener au village, traverse mille péripéties historiquement réalistes mais dont il se sort miraculeusement par la grâce du conte. Ainsi le scénariste évoque-t-il avec justesse la mobilisation de jeunes Africains ignorants du sort qui les attendait : servir de chair à canon sur les champs de bataille, en l’occurrence Verdun ; et paradoxalement, le retour miraculeux du jeune héros et de son frère au pays des ancêtres nous fait ressentir encore plus fortement la cruauté et l’inhumanité du sort de ces jeunes recrues.

C’est donc un film à la force d’évocation manifeste que tous les pré-ados et plus devraient découvrir afin de connaître ce pan par trop méconnu de notre Histoire. Entre magie et hyperréalité, tradition et modernisme, ce film, qui nous rappelle que la Première Guerre mondiale fut un épisode crucial de la rencontre entre Européens et Africains, peut contribuer à changer notre regard sur la relation que nous entretenons avec les immigrés issus de ce continent.

Le film possède une vraie dimension artistique ; son originalité et sa beauté proviennent notamment d’une fabrication qui a consisté à mêler, sans tabous, art traditionnel, en l’occurrence la sculpture, et technologie numérique. De même que pour représenter le chaos de la guerre, l’auteur a fait appel à des procédés innovants. Enfin, la musique a, elle aussi, été très travaillée. Le haut niveau de créativité ainsi convoqué a été rendu possible par l’unicité du lieu de création sur l’île de la Réunion et par la mobilisation d’intervenants de toutes origines (européenne, africaine, chinoise, malgache, malaise, indienne et annamite).

Nous voyons tout avec les yeux de l’enfant découvrant un monde inconnu. Le film ne prétend pas faire une analyse historique mais sa puissance émotionnelle est telle qu’il peut toucher tous les publics. A recommander chaudement.

Même pas peur !, d’Ana Dumitrescu

Même pas peur ! commence le jour d’après, c’est-à-dire le 12 janvier, le lendemain de la grande manifestation du 11 janvier qui a rassemblé plus de quatre millions de personnes dans les rues, en France et à l’international. Les événements des 7, 8 et 9 janvier 2015 ont impacté notre société d’une manière sans précédent. L’union et la solidarité ont été le mot d’ordre de ces quelques jours. Toutefois la peur de la suite existe, qu’elle soit située au niveau du terrorisme ou bien du clivage de la nation.

Ana Dumitrescu était en train de préparer la suite du film Khaos, les visages humains de la crise grecque sous l’angle de la crise en France quand ces événements sont intervenus. Elle a décidé de ne plus attendre et de tourner, orientant sa réflexion vers deux peurs fondamentales : la peur de l’autre et la peur du lendemain, qui, associées, peuvent provoquer de douloureuses conséquences.

«La situation sociale était déjà extrêmement compliquée, dit-elle. Après un tel cataclysme la situation allait devenir plus compliquée. Il m’a donc paru nécessaire et urgent de documenter tout cela et d’y apporter des regards variés. Aujourd’hui, la peur de l’autre, de celui qui nous est différent, risque d’entrer en collision avec la peur du chômage, de la crise et des lendemains précaires. Ces peurs et ces réalités peuvent faire un cocktail explosif dont il sera difficile de sortir. Même pas peur ! est la suite logique de Khaos. Un film d’urgence sur les peurs de notre société, qui est là pour apporter une vraie réflexion et des réponses, qu’elles soient issues de citoyens, de philosophes, d’économistes, d’artistes, de sociologues … »

C’est un film courageux, particulièrement bienvenu dans cette séquence européenne d’« afflux de réfugiés » ; il fait écho à la journée organisée le 12 septembre dernier par le Musée de l’immigration. Il répond à l’urgence à documenter, réfléchir et raisonner.

Un film courageux car il ne craint pas d’affronter les questions qui divisent notre société de manière de plus en plus inquiétante. Il n’apporte pas de réponses toutes faites ; d’ailleurs y en a-t-il ? Mais il éclaire la question en interviewant des personnalités multiples et non nécessairement des « experts ». Cela donne un film copieux, exigeant et passionnant pour qui s’interroge sur les défis que la période actuelle lance aux citoyens et partant, à la démocratie. C’est d’ailleurs sur cette dernière interrogation que le film culmine. Auparavant auront été abordées successivement les questions du racisme en lien avec l’immigration (assimilation ou intégration ?), de la laïcité et de son corollaire aujourd’hui, inévitable, l’Islam vs. islamisme, de la sécurité (avec notamment la loi sur le renseignement), de l’austérité (volet économique et social incontournable) ; parmi les interviewés, Jean Baubérot, professeur émérite de la chaire Histoire et sociologie de la laïcité, à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, inépuisable défenseur d’une laïcité raisonnée contre les falsifications que lui font subir aujourd’hui la droite populaire et le Front national, ou encore Yannis Youlountas, jeune réalisateur franco-grec qui vient de terminer un film autoproduit, Je lutte donc je suis, au sous-titre évocateur : « De Grèce et d’Espagne, un vent du sud contre la résignation souffle sur l’Europe». Le film se clôt, en sa présence, d’une manière quasi bucolique qui n’est pas sans évoquer les formes nouvelles de résistance qui se jouent autour de la transition écologique en marche.

Il faut noter qu’Ana Dumitrescu sera disponible pour accompagner son film comme elle l’avait fait pour Khaos, les visages humains de la crise grecque, déjà soutenu par la LDH.