Edito : De la classe ouvrière au dernier de cordée

Le capitalisme a gagné sur un bon nombre de sujets, entre autre celui de l’euphémisation des mots et concepts. Aujourd’hui, on ne parle plus de classe ouvrière mais de techniciennes de surface, d’agents de maintenance, de tuyauteurs, de soudeurs, etc ; parfois lorsque les sans grades, les premiers de corvée sont sans emploi, on parle d’eux dans des termes où le misérabilisme côtoie la considération dans une classe sociale dangereuse.

C’est ainsi que les invisibles ont dû porter une chasuble jaune pour faire parler d’eux. L’expression éparse et parfois violent des revendications des gilets jaunes a conduit à ce que l’Etat revoit la mise en œuvre de la taxe carbone et injecte, selon certains économistes, 10 milliards pour répondre à cette crise sociale. A l’époque, et ce n’est pas si vieux que cela, fin 2018, nos gouvernants nous disaient qu’ils ne pouvaient pas faire plus. La crise de la Covid-19 coûtera largement plus, les plans de relance se comptent en centaines de milliards !

Ainsi donc, les questions de budgets nationaux et européens viennent nous dire que l’orthodoxie budgétaire peut être contrebalancée lorsque nécessité fait loi. Pourquoi donc « les  sans dents », « les illettrés des Conti » ont-ils peu voix au chapitre ?

La classe ouvrière a disparu, du moins dans son expression marxiste. Le capitalisme a segmenté les catégories professionnelles pour ne plus en faire une classe qui puisse revendiquer. Regardez dernièrement, les intermittents ont pris d’autres appellations et on parle de permittents. Cette division des appellations vient aussi diviser le mouvement social et participe de l’atomisation des luttes. En rendant invisible la classe ouvrière, en déconsidérant la valeur intrinsèque du travail et des travailleurs, en réduisant le travail à la portion congrue du coût des produits pour optimiser les profits des actionnaires, on fait des ouvriers une variable d’ajustement économique et financière.

Mais cette euphémisation et cette disparition de la notion de classe sociale ont aussi des effets sur chaque travailleur. Le risque du chômage, la précarité, le déclassement réduisent la solidarité, et comme le disait Marx, le capitalisme entretient un volant suffisant de chômeurs pour réduire la contestation.

Aujourd’hui, le bel ouvrage, l’amour du travail bien fait, la considération de l’ouvrier sont devenus des denrées très rares qui ne rentrent pas dans la valeur financière de l’entreprise. A conduire une politique industrielle et sociale de casse du travail, les gouvernements successifs depuis 20 ans ont aussi participé à renforcer la désindustrialisation. Il n’en fallait pas plus à la mondialisation pour faire subir la baisse des coûts de production aux travailleurs.

On a parlé du monde d’après, d’un monde de reconnaissance pour ceux qui ont fait tourner le pays durant le premier confinement, d’une autre répartition de l’échelle de la valeur de l’activité, de la fin des  « jobs pourris », et pourtant aujourd’hui, les éboueurs, les ouvriers de l’agroalimentaire, les paysans, les ouvriers des services aux personnes sont au point mort en matière d’amélioration de salaire et de convention collective.

Pour celles et ceux qui aiment la littérature, je ne peux que vous conseiller de lire le magnifique roman de Joseph PONTHUS « A la ligne, feuillets d’usine ». Cet ancien travailleur social, qui n’a pas pu trouver un job en rapport avec sa formation lorsqu’il est venu vivre auprès de sa femme, nous fait vivre et partager dans son ouvrage sa vie d’ouvrier intérimaire dans les usines de poissons et les abattoirs bretons. Il est mort le 23 février. C’est sa lucidité, son amour de la poésie (de BAUDELAIRE à RIMBAUD) et d’auteurs essentiels (de MARX à PEGUY) qui lui ont permis, grâce à une écriture généreuse, vive, implacable, sans ponctuation et concise, de nous rendre lumineuse la beauté du geste ouvrier et la paradoxale force des ouvriers.

Jean-Luc BOERO, président de la section LDH St-Nazaire

Le 1er mars 2021