Comment, sur le terrain, les socialistes parviennent-ils à mettre en musique le discours anti-austérité de Martin Schulz et la politique de François Hollande et Manuel Valls ? Esquisse de réponse à La Flèche (Sarthe), où les candidats Emmanuel Maurel, figure de l’aile gauche du PS, et Christophe Rouillon, « fabiusien réaliste », affichent leur « complémentarité ».
La Flèche, de notre envoyé spécial. Depuis trois semaines, la campagne des européennes offre le visage d’un PS tiraillé entre son discours au pouvoir et son discours sur les estrades. Et si elles paraissent surmontées, les contradictions des socialistes se réveillent parfois, sur la forme comme sur le fond.
Sur la forme, comme quand Manuel Valls doit supporter la perfidie d’une Martine Aubry qui, au terme d’un meeting à Lille, fait jouer « une vraie chanson de gauche » (Le chiffon rouge de Michel Fugain) quand celui-ci s’attendait à la Marseillaise (voir ici la vidéo). Ou sur le fond, comme quand Pervenche Bérès plaide en meeting à Évry contre la règle des 3 % de déficit public des États-membres, face à un Manuel Valls ne cessant de les réaffirmer. Ou encore quand Martin Schulz fixe des lignes rouges à la négociation du traité transatlantique, loin de la volonté énoncée par Hollande en février de le signer « au plus vite ».
Pris dans ce grand écart permanent, comment le PS fait-il campagne, sur le terrain ? Mediapart est allé s’en rendre compte dans le sud de la Sarthe, au cœur d’une circonscription Grand Ouest, qui lui a apporté l’un de ses moins mauvais scores lors des dernières européennes en 2008 (17,3 %). À l’ombre d’un Martin Schulz, chef de file des socialistes européens, largement mis en avant et occupant médias, meetings et rencontre avec les ouvriers (lire ici), comment le PS gère-t-il sa double ambivalence, celle de militants et candidats, soutiens et critiques de l’action gouvernementale, faisant campagne contre une austérité que le pouvoir socialiste met en œuvre ?
À La Flèche, à mi-chemin entre Le Mans et Angers, on retrouve un duo emblématique de cet équilibre fragile. Deux quadras, Christophe Rouillon (47 ans) et Emmanuel Maurel (41 ans). Le premier est un fabiusien réaliste, soutien inébranlable du pouvoir, maire réélu de Coulaines (Sarthe) et membre du comité des régions européennes. Il espérait être premier homme sur la liste, et donc éligible derrière la sortante Isabelle Thomas. Mais le second lui a grillé la politesse, un peu par hasard, au gré des aléas d’une nuit de négociations dans les arcanes de Solférino, dont seul le PS a le secret (lire ici).
Trouver une place à Maurel en tant que chef de file du courant de l’aile gauche PS, ayant réalisé un score surprise (28 %) face à Harlem Désir en 2012, ne s’est pas fait sans mal. Son implantation dans la région Ouest (après avoir espéré être un temps tête de liste dans le Sud-Ouest, puis le Centre) s’est heurtée à un refus militant massif dans les fédérations du Finistère et des Côtes-d’Armor. Jugé trop parisien et trop à gauche, deux gros défauts dans le contexte de la colère fiscale d’une partie des bonnets rouges.
Dans la Sarthe aussi, la fédération de Christophe Rouillon, le vote contre Emmanuel Maurel a été massif. Mais au total des votes de l’eurorégion (Bretagne, Pays de la Loire et Poitou-Charentes), sa candidature a finalement été validée. Désormais, s’ils ne seront pas les meilleurs amis du monde, l’entente est cordiale. Les deux hommes se retrouvent un midi à l’ombre d’un moulin à aube sur les bords du Loir, pour casse-croûter avant d’aller visiter une PME commercialisant des vélos électriques.
Emmanuel Maurel sur le marché de La Flèche © S.A
« On s’est réparti les rôles et les territoires », explique Maurel, que l’on dit « persona non grata en Bretagne », du fait de la rancœur militante locale. Ce qu’il réfute au milieu d’une distribution de tracts sur l’important marché de La Flèche. « La semaine dernière, j’étais à Saint-Malo », dit-il, en donnant des gages localistes à ceux qui lui reprochent un parachutage. Vice-président de la région Île-de-France, il dit avoir quitté son Val-d’Oise pour se baser à Nantes le temps de la campagne, et aller « depuis toujours » en vacances dans les Pays de la Loire.
Ancien de Sciences-Po et diplômé en lettres modernes, Emmanuel Maurel assume un socialisme à l’ancienne, davantage branché par le social et l’emploi que par le sociétal et les minorités ou les questions de genre. Il semble intarissable sur le sujet agricole, et nous apprend même qu’« appeler une vache par son prénom améliore la “tartinabilité” du beurre ».
« C’est paradoxal au vu du climat politique, mais la campagne est très sympa, explique cet ancien proche du ministre Jean Poperen. Les militants ont envie d’en découdre, notamment dans les villes qui ont connu des défaites aux municipales ». Ici à La Flèche, beaucoup de gens ne sont pas au courant quand on leur tend un tract. Les militants sur place le confirment en soupirant : « On passe notre temps à informer qu’il y a un vote. » Mais Emmanuel Maurel veut y croire. « On parle beaucoup du prix de l’euro, et de sa nécessaire dévaluation, assure-t-il. C’est le vrai problème pour tous les agriculteurs ou les entrepreneurs que l’on rencontre, bien plus que les travailleurs détachés. Sans cette directive, ce serait une vraie jungle… »
Retrouver l’électorat de la primaire
Déprimé par le contexte national, Maurel se revigore sur le terrain. Il a mis son animation nationale de l’aile gauche en “stand-by” depuis le débat sur le plan d’austérité. Même s’il profite de la campagne pour rencontrer un grand nombre de militants. Tout en achetant un miel aux vertus miraculeuses (« ça fait gagner les élections ? »), il évoque une campagne qu’il semble affectionner, chaque jour dans un endroit différent. Petites réunions publiques et rencontre avec des représentants de la société civile de gauche, syndicalistes, petits patrons de PME ou associations type Ligue des droits de l’homme ou Ligue de l’enseignement…
À travers ces choix, il y a un objectif électoral assumé : « Si on parvient à retrouver les 2 à 3 millions qui ont voté pour nous à la primaire présidentielle, les militants et les sympathisants socialistes, on peut faire un score respectable – compte-tenu de l’abstention – et participer à une alternance en Europe. » Quand on lui objecte que la dynamique de mobilisation n’est pas franchement la même, au sortir d’élections municipales catastrophiques, il rétorque : « Je pense que ce message a été entendu par le parti, quand même. » Mais admet, aussi : « Bon d’accord, il ne l’a peut-être pas été par François Hollande… »
Christophe Rouillon répondant aux questions d’un journaliste © Facebook de Christophe Rouillon
Avant d’aller organiser une conférence de presse et un meeting avec Élisabeth Guigou, Christophe Rouillon laisse poindre davantage d’optimisme. « Les européennes, c’est quand même plus simple pour nous, lâche-t-il. Là où il faut faire de la triangulation aux municipales, on revient ici aux valeurs, aux bases du clivage gauche/droite. » Pour sa part, il assume une stratégie électorale ignorant les concurrences à gauche, préférant défendre une vision tripartite de l’enjeu électoral. À ses yeux, seul le PS peut endiguer le Front national et l’UMP : « On joue sur la conscientisation et la culpabilisation de notre électorat : “Si vous ne votez pas, le FN sera devant et l’Europe restera conservatrice.” Faudra pas se plaindre après ! »
Rouillon l’assure, « on est dans une région très pro-européenne, alors il faut parler concret », et surtout argumenter contre le FN. Il décline : « Aux agriculteurs, on explique qu’avec le FN, les crédits de la PAC seront en baisse. Aux jeunes, on parle des rétablissement des visas que l’extrême droite propose, aux vieux de l’Europe de la paix face au retour aux frontières. Avec l’Ukraine, c’est un message pas si éculé. » Rouillon est garant de la cause pro-européenne, presque a-critique. « L’Europe ne peut pas être un défouloir, martèle-t-il. Il faut arrêter de croire que le chômage se réglera au niveau hexagonal, ou dire que tout se réglera d’un coup. Il faut expliquer que c’est une avancée pas à pas. » Il dit miser beaucoup sur Schulz, et espère qu’il sera « la figure européenne qui manque à la social-démocratie en crise ».
Pour le coup, Emmanuel Maurel partage ce point de vue : « Sa campagne et son programme me vont très bien. Il dit ce que je dis depuis deux ans en France. » « L’idéal serait qu’il fasse alliance sur sa gauche, et il commence à le dire publiquement, renchérit-il. Cette logique est la même que ce que je dis au PS… » Il s’accroche à cette perspective, même si l’accord de majorité a beaucoup plus de chances de réunir à nouveau le PSE avec les conservateurs du PPE, voire les libéraux de l’ADLE. Qu’importe, Maurel a envie d’y croire.
« Il y a quand même une différence entre la discipline budgétaire et l’austérité »
Cette ambivalence ne vire-t-elle pas à la schizophrénie, à force de faire campagne sur le terrain en prônant le refus de l’austérité, tout en appartenant au parti qui la met en œuvre en France ? Christophe Rouillon ne le pense pas. « Il y a quand même une différence entre la discipline budgétaire et l’austérité, dit-il, même si elle est dans l’épaisseur du trait. Avec nous, c’est une rigueur sans sacrifices insupportables. »
À ses yeux, « la relance ne peut pas se faire tout seul en France, sinon on est cuit, mais au niveau européen ». Et si Manuel Valls s’est engagé à respecter les 3 % de déficit, « il demande dans le même temps un changement de politique monétaire », tranche-t-il. Pour Emmanuel Maurel, la défense est plus aisée : « Il n’y a aucune schizophrénie chez moi : je suis contre l’austérité en France ET en Europe, et je ne cesse de le dire. Être dans l’aile gauche du PS n’est pas un désavantage dans cette campagne. »
Christophe Rouillon et Emmanuel Maurel, dans l’entreprise Ecomouv, à La Flèche © S.A
Les deux candidats veulent convaincre de leur complémentarité. À l’épreuve face au chef d’entreprise rencontré de concert, on peut juger le tandem opérationnel. Les réactions sont rarement les mêmes, face au propos du petit patron. Quand Rouillon approuve les demandes de simplification de la réglementation, s’interroge sur les commandes auprès des collectivités locales et opine à l’évocation des critiques de l’entrepreneur sur le poids des normes de sécurité européennes, Maurel ne dit mot. En revanche, il tique quand le petit patron cause production des pièces en Chine et coût de la main-d’œuvre, alors que son camarade écoute attentivement.
Parfois, le naturel « aile gauche » de Maurel refait surface. Comme quand il s’insurge illico en entendant que « le vrai problème, c’est le droit du travail », « la difficulté à licencier » et « les condamnations au prudhommes ». « Attendez, les prudhommes, c’est pas l’Union soviétique, coupe-t-il net. C’est quand même normal que ce ne soit pas anodin de virer des gens. Ça se saurait si les salariés dictaient leurs lois aux patrons dans ce pays… »
Puis, Maurel se fait taquin :
« Et sinon, vous touchez le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) ?
— Oui mais au risque de vous choquer, ce n’est pas ça qui va me faire embaucher.
— Vous ne me choquez pas du tout, au contraire. En tout cas moins que mon co-listier. Pourquoi ?
— Je ne sais pas si ça va pas être retiré, et de toute façon je n’embauche que quand j’ai du travail…
— L’important, c’est le carnet de commandes, en somme ?
— Voilà ! »
Fier de son effet, visiblement rodé avec d’autres petits patrons rencontrés auparavant, Maurel conforte sa croyance en une politique de relance et d’investissement, et son rejet du socialisme de l’offre. « Je n’ai jamais caché ni mes opinions ni mes mécontentements, dit-il, mais je suis loyal et je reste attaché à l’intérêt de mon parti. »
C’est d’ailleurs en vertu de cet attachement au PS que Maurel affiche son aisance sur l’épineux sujet de l’accord transatlantique de libre échange Etats-Unis Europe: « Je vous rappelle que lors de la convention Europe du PS, les militants ont voté un amendement sur cette question, à 80 %, pour suspendre les négociations » (lire ici et ici). Et de se faire bravache : « Si je suis élu, je voterais contre, quoi que les autres disent. » Et de retrouver ses accents de militant inébranlable d’un socialisme historique, refusant de voir le recentrage de son parti, en tout cas se refusant à le juger inéluctable. « Je n’ai pas à quitter mon parti, ce sont eux qui s’éloignent du socialisme », a-t-il ainsi coutume d’expliquer depuis deux ans.
Sur le marché de La Flèche, à une retraitée, comme au chef d’entreprise dans son bureau ensuite, qui lui disent « Je vous dis merde », il a la même réplique automatique, à chaque fois lâchée d’un sourire en coin à la Droopy. « Oui, c’est le mot qui convient. »
La boîte noire :Je me suis rendu à La Flèche le 14 mai dernier, et ai passé la journée avec les deux candidats.