« Sous le sapin, la mutinerie »


Un conte de Noël féministe de Chloé Delaume.L’écrivaine, qui a remporté le prix Médicis 2020 avec « le Cœur synthétique », a écrit pour « l’Obs » un conte de Noël. L’histoire d’une révolution au pays des rennes.

Par Chloé Delaume publié le 22 décembre 2021 à 14h04

Temps de lecture 17 min

Tandis que le pôle Nord fond de moins en moins lentement, au 1, rue des Nuages, se réveille doucement l’histoire qui va se raconter. L’histoire qui est tapie sous un dôme de cristal, quand on le secoue, il neige. Une colline habitée. Le chemin est une spirale, sur ses bords des maisons de briquettes colorées, qu’on pourrait croire en sucre ; puis d’adorables hangars en bois, rayés de planches rouges, blanches et vertes, à la toiture sertie d’un scintillant nœud d’or. Une forêt de sapins aux guirlandes de givre, où mille flammes sur la cire dansent inlassablement ; le bout de leurs branches ploie, les rubis sont des sphères. Au sommet, un chalet pointu, surmonté d’une girouette aux yeux d’émeraudes et aux plumes piquetées de diamants. Ainsi, oui, tous s’éveillent dans le domaine du père Noël.

Le soleil n’arrive pas à poindre, la nuit est gluante, sous le dôme. Un peu sale, couleur de soda, alors il faut secouer la boule, dedans ça mousse ça mousse à en manger la neige. Le soleil crève les bulles et l’histoire dit bonjour.La suite après la publicité

Un calendrier de l’Avent, la toute première des cases, un pouce s’enfonce, des ongles détachent la fenêtre en carton. Aujourd’hui c’est le 1er décembre, partout s’amorce le compte à rebours. Il était une fois en coulisses l’ultime préparation de la nuit de Noël, dite NN dans la feuille de route de chaque être vivant résidant sur ces terres. Les lutins et les fées des glaces, les elfes non genrés, même les rennes et les écureuils.

Le père Noël, lui, dirige en buvant de l’alcool de houx, laissant à son épouse le soin de gérer les commandes, pendant que leurs enfants, Constance, Prudence et le jeune Raoul se chargent du courrier. Saisies des données, listes, cases codes, constitution de fichiers. « S’il te plaît ô papa Noël » sur un air de Tino Rossi repris par un rappeur au grain autotuné, les syllabes en gelée, jusqu’à ce que Constance coupe le son pour passer Rebeka Warrior. Ça se passe comme ça depuis des jours, dans les bureaux du père Noël.


La mère Noël, cet être socialement invisible

Constance et Prudence ont 16 ans, Raoul 14 hivers, et cela pour toujours car sous le dôme il neige pour faire croire que les jours ne sont jamais les mêmes, puisque les flocons brouillent, effacent l’ardoise magique. Si Constance soupçonne ses parents de lui avoir choisi ce prénom pour l’empêcher d’être bipolaire, Prudence et Raoul ne se posent pas ce genre de question. Ils cochent, remplissent, jeux, jouets, objets, livres, vêtements, parfums, colifichets, car il n’y a pas que les enfants qui postent leur lettre au père Noël. Les adultes aussi s’y sont mis, n’ayant plus les moyens de s’acheter leurs cadeaux. Et d’année en année, les souhaits ont déferlé, Si vous existez père Noël, suivi de vœux existentiels. Ça ne marchait pas avec Dieu ni les changements de gouvernement, alors ils essaient autre chose, ça ne leur coûte qu’un timbre, souvent une seule enveloppe regroupe toute une famille.

Une fois que les fiches sont remplies, Constance, Prudence, Raoul et le bouton « entrée » de leur ordinateur les envoient au personnage principal de l’histoire qui vient de commencer.

La mère Noël a 50 ans, qu’elle soit ailleurs ou sous le dôme, socialement elle est invisible, c’est pour ça qu’elle a mis du temps à s’imposer narrativement, y compris dans ce conte dont elle est pourtant l’héroïne. Ses cheveux massés en chignon, haut et bouclé, d’un blond blanchi ; ses très légères tâches de rousseur, ses iris en saphirs, cils de soie, bouche en cœur : elle est jolie et rien ne se lit sur son visage, personne ne peut s’attendre à ce qu’elle va faire maintenant. Sauf les cent et une fées des glaces qui travaillent avec elle au service des commandes, ainsi que les korrigans qui sont en transition. C’est pour ça qu’elles et iels lèvent haut, très haut le poing lorsque la mère Noël, qui exige de s’appeler désormais juste « Lucie », entame un chant d’espoir sur un air communiste :

Debout ! Exploitées par les pères ! /Debout ! Pour un nouveau matin ! /Nous sommes l’écho de la colère/Du changement, la main/Exauçons les souhaits de la base/Les vœux de ces femmes à genoux/Le monde va changer ses usages/Les queers seront avec nous ! /C’est la tournée finale/Les cadeaux sous l’sapin/L’ordre patriarcal/Renverseront demain.

Les rennes, derrière les vitres, s’étonnent qu’un chant tout rouge, tirant sur le violet, teinte ainsi l’atmosphère de l’aile droite du bâtiment. Ne saisissant pas bien de quoi il est question, ils trottent vers le parcours d’entraînement en supputant que Lucie va enfin changer la bande-son que leur impose le patron, que dans l’urgence elle monte une chorale, que cette année ils échapperont à l’album de Mariah Carey au profit de chansons inédites et a priori engagées.

Célia GaultierCélia Gaultier


Le souhait d’une bonne révolution

Les écureuils, à l’ouïe plus fine, saisissent immédiatement l’enjeu de cet instant. Ils sont polyvalents, aident donc à tous les postes. Dépouillement du courrier, saisie des contenus, orientation des demandes, fabrication, stockage, chargement dans la hotte, entretien du traîneau, traçage du plan de vol, liste et ordre des visites, mise à jour de la playlist, du GPS et des emplacements d’éoliennes. Le père Noël ne lit aucune de leur notes de service, il préfère boire de l’alcool de houx en suivant les stories Instagram de Mariah Carey. Il y a encore très peu d’années, Lucie prenait le temps de briefer son mari, de le tenir au courant de l’évolution des demandes, de ce qu’il y avait dans les paquets. Des souhaits qu’elle exauçait avec les fées des glaces, de la nécessité de sous-traiter avec Cupidon, les cigognes et diverses divinités secondaires. Mais depuis une poignée de calendriers de l’Avent, Lucie a décidé de cesser de s’épuiser. Ce qui fait que le père Noël ignore ce dont rêvent sur Terre les enfants et les femmes et les non mâles alpha. Or les non mâles alpha, en fait, ça fait du monde.

D’autant que nombre d’entre eux se remettent en question, désertant le système, refusant l’impunité. Au point qu’il ne reste plus que les masculinistes, les Ouin-Ouin et les types qui demandent de dire « camion » pour ne pas faire le souhait d’une bonne révolution.

À ce stade de l’histoire, il n’est pas impossible que des sourcils se froncent, que derrière certains fronts le circuit neuronal exige de marquer une pause, d’interroger maintenant ce qui rend qualifiable quelqu’un de masculiniste, de ce qui s’entend par Ouin-Ouin, et à quand remonte la dernière fois où on a entendu dire « camion ». Aussi se dessinent en marge de ce conte de Noël quelques définitions.

Est dénommé « masculiniste » un mâle humain intiment persuadé que le monde lui appartient, comme les corps qui s’y trouvent, parce qu’il est né avec une bite, des pulsions qui se doivent souveraines, et deux poches de sperme qui pendouillent.

Est désigné par Ouin-Ouin un homme qui se victimise face au rééquilibrage en cours, accusant les féministes, alors appelées « féminazies », d’exagérer les faits, de généraliser la violence masculine alors qu’en fait y en a des bien, d’étouffer toute créativité humoristique puisqu’on ne peut plus rien dire la preuve essayez de leur faire le coup de dis camion, de mettre en péril folklores et traditions en fustigeant les prédateurs et refusant les pattes des relous ; et de fomenter secrètement une Nuit des Grandes Cisailles, où, galvanisées par les slogans de leurs sœurs colleuses, leur nom serait légion et leur serpe affûtée.

Le Ouin-Ouin est inquiet et kleenex à la main il confie sa souffrance aux grands modérateurs, aux jurés de ces bois, permettant de faire taire nombre de comptes féministes sur les réseaux sociaux, et de bloquer des projets très divers dans le réel.

À ce stade de l’histoire, il n’est pas impossible que la narratrice ici en profite un chouia pour ajouter un truc : si jadis pour draguer le garçon à guitare qui jouait sur la plage « Jeux interdits » , il est bon de noter que « Moi, je suis féministe » is the new « T’as de beaux yeux tu sais ». Au marqueur, dans la marge, en lettres épaisses et capitales, c’est écrit « Fayots, on vous voit ». Car jamais un allié n’ira s’approprier le mouvement qu’il soutient, il dira « Je suis pour », il dira « Je comprends », certainement pas « Je suis », conscient de l’importance de rester à sa place.


Des yeux aussi bleus que dans un film de Jean Eustache

Mais revenons plutôt à Lucie, ce qu’elle projette pour la Grande Nuit, retournons aussi sec sous la sphère de cristal, dans l’aile droite du chalet, au service des commandes, bureaux du père Noël qui actuellement se gratte le crâne, se demandant quel cadeau cette année serait capable de surprendre et de combler une femme qui a déjà tout comme Mariah Carey, sans trouver ni piste ni solution, mais en faisant choir des pellicules. Lucie saisit une chaise, et regarde son mari dans le fond des yeux qu’il a aussi bleus que dans un film de Jean Eustache.

Sa barbe bientôt se change d’ailleurs en une large grappe de coton hydrophile, c’est l’effet de la voix de Lucie, Lucie qui par sa bouche enchante le père Noël, préparant d’abord ses tympans à coup de vibes acrobatiques, se dressant soudainement, faisant valser sa chaise pour entamer devant lui une scintillante chorégraphie, entourée d’ours polaires en peluche, des fées des glaces, des korrigans, des elfes et des lutins, tous revêtus de justaucorps et de tutus rouges, verts, argent. Une oreille avertie reconnaîtra l’air d’« All I Want for Chrismas is You », sur lequel se posent des paroles totalement modifiées, où Lucie expose en substance que cette nuit de Noël doit être celle du basculement, celle où le patriarcat s’effondra en cendres, comme un vampire à l’aube avec un pieu dans le cœur.

Convaincu par la prestation, le père Noël se ressert sans reprendre ses esprits, pendant que les danseurs quittent en chenille la pièce.

Ils croisent en raz-de-marée Constance, Prudence et Raoul, qui ont lâché leur poste de travail, intrigués par le raffut. Lucie les accueille, tous s’assoient ; fauteuils, canapés, une famille. L’espace d’un instant, ils se fixent : une famille pour l’éternité. Le père sort une seule fois par an, avec ses rennes, le temps d’une nuit, le dôme brièvement se dissout puis aussitôt se referme, lisse et rond et épais. Constance le sait, Raoul aussi. Leur mère, n’en parlons pas. Une famille pour l’éternité, prisonniers images d’Épinal. Prudence a vu les bleus sur la peau de ses proches. Le réel, c’est quand on se cogne : ce conte est leur réel. Prudence a vu une fée recoudre l’arcade de Constance, plâtrer de bras de Raoul, comme elle a vu sa mère s’évanouir sous le choc, et tous les ans son père ramené de force par les rennes. Il n’en veut pas aux rennes, son père, il sait qu’ils sont écrits comme ça. L’alcool de houx ça l’aide beaucoup, le père Noël. Et depuis internet, au fond, il n’est pas si malheureux.

De toute façon il pense, tout comme sa fille Prudence, que comme les rennes, ils n’ont pas le choix. Leur histoire est écrite d’avance, un rôle leur a été attribué, un rôle, un nom, d’ailleurs il n’a jamais eu de prénom, le père Noël. Son ancêtre Saint-Nicolas, c’est encore un coup du catholicisme qui récupère les fêtes païennes en faisant du Jésus washing. Le père Noël : le père de la Nativité. Même le jour de la Nativité, le jour d’un accouchement, est symbolisé par un homme, pense très souvent Constance, que ça affecte énormément.


L’avènement de l’homme déconstruit

Constance est comme sa mère, extrêmement réceptive au courrier des humains, à ce que leurs souhaits de Noël reflètent. Ce qu’ils désirent, Constance l’entend. Ce qui n’est pas le cas de sa mère, mais elle lui fait des comptes rendus. Dès qu’un vœu est prononcé sur Terre, le cerveau de Constance le perçoit, le comprend, l’enregistre. Lucie, elle synthétise, en tire des graphismes, des analyses de tendances, qu’elle présente à ses troupes, désormais effectivement légion. C’est comme ça depuis quelques années, à cause des vœux des femmes. Des vœux, et de leurs questions, des questions comme « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Depuis quelques années, oui, Lucie et les fées des glaces, dont le rôle est de satisfaire la demande, ne savent vraiment plus comment s’y prendre, offrir un petit chimiste spécial bromure, une panoplie pour se mettre à la place d’autrui, une banderole brodée « Le monde ne t’appartient pas plus que les corps qui s’y trouvent », un tel condensé de pédagogie ne peut pas tenir dans un paquet.

Assis calmement dans la pièce, le père Noël tire sur sa pipe, que Constance a remplie de CBD. Provoquer la chute du patriarcat, il hésite quand même un petit peu, s’interroge sur ce que ça implique. La fin de la masculinité toxique, il n’a rien contre a priori, mais aimerait vérifier ce que Lucie et Constance entendent par « l’avènement de l’homme déconstruit ». « Homme déconstruit », ça lui fait peur, il se sent comme un tas de Lego, un Monsieur Patate en plastique que des mains aux ongles vernis s’empressent de démembrer. Lucie fait preuve de beaucoup de patience, explique démarche introspective, réflexes, habitudes, conditionnement ; Constance répète : stéréotypes ; Raoul le rassure comme il peut, « non papa il n’est pas trop tard, au contraire, c’est pile le moment ».

D’agir au-delà du dôme, ça galvanise Raoul, qui se sait assigné personnage secondaire. Le père Noël regarde Prudence, dont le visage peu à peu s’anime : intervenir si concrètement sur le destin de l’humanité, ça lui chamboule les traits, son nez parait plus court et nettement plus pointu. Prudence prend une plume d’oie qu’elle trempe directement dans les veines de sa mère, qui s’est légèrement incisé le bras pour l’occasion. Sur le parchemin, elle écrit à mesure que tous se concertent : il s’agit à présent de rédiger des formules, de cibler les sortilèges capables d’annihiler les paroles et actions relevant du sexisme.

Comment faire pour que les hommes puissent changer au réveil ? Comprendront-ils que ce changement constitue le plus beau des cadeaux ?


Célia GaultierCélia Gaultier


Nom de code : la Violette

Lucie en perd bientôt le sommeil, durant les jours qui suivent ses yeux sont creusés de cernes : elle a fait le choix de la douceur, de la bienveillance, dans sa méthode. Constance voulait des sorts violents, de la vengeance, des chocs en retour. Qui crachera une insulte vomira trois chatons, avec la certitude des griffures à l’œsophage ; toute agression sexuelle aura pour conséquence une immédiate nécrose des parties génitales ; le manterrupting engendrera des cloques sur le râpeux de la langue, des cloques remplies d’acide explosant aussitôt, ravageant les muqueuses, un charnier au palais ; le mépris et les marques de supériorité déclencheront sur le champ une dantesque diarrhée que rien ne pourra contenir surtout pas en public : humilier et punir, Lucie ne voulait pas.

Le patriarcat devait choir suite à un abandon, il fallait que les hommes renoncent à l’autorité, à cette autorité culturellement acquise dès le jour de leur naissance. Il fallait que les hommes se dépouillent de leurs privilèges, de tous leurs privilèges, qu’ils partagent le pouvoir et le redistribuent. Oui, Lucie pensait ça. Constance, elle, pas du tout.

Elle ne voyait pas pourquoi le dominant abdiquerait, quand bien même serait-il devenu soudain lucide face à la fin du monde, conscient que son système ne sait rien faire qu’exploiter, la terre, les femmes, les enfants ; le monde, les corps : il a échoué. Dans le cerveau de Constance, un parallèle se trace entre patriarcat et aristocratie, 1789, Révolution française, quel sang bleu à l’époque chantait « Ah ça ira ». Raoul glisse à sa sœur : les jeunes sont différents. En se définissant fluides, en désertant les berges de l’hétérosexualité, ils affaiblissent les rangs de la phallocratie, sans compter que nombre d’entre eux se refusent à être genrés, ou à rester coincés dans leur genre initial. En rejetant le modèle, ils le mettent en péril, le rendent même obsolète ; l’avenir est plein d’espoir s’enthousiasme Raoul, à qui Constance répond : « Souviens-toi de #metoogay, les prédateurs ne sont pas seulement des hétéros. » Raoul trouve ça dommage qu’elle feigne de ne pas comprendre, qu’elle manque à ce point de patience, ça le déprime un peu. Mais bon, il fait avec. Lui aussi s’implique fort dans la prochaine tournée, dans cette nuit de Noël qui doit tout bouleverser, événement historique, fenêtre à ne pas manquer. Sous le dôme chacun sait, sauf peut-être les rennes qui ne comprennent pas tout, qu’une révolution est en cours sur la Terre, une révolution de mœurs qu’ils font le choix de soutenir.

Nom de code : la Violette. C’est comme ça qu’ils l’appellent, cette quatrième vague féministe qui déferle et promet grâce à eux de gonfler tsunami. Le violet est la couleur du féminisme depuis les suffragettes, Lucie y tient beaucoup, au point de le substituer au rouge, au blanc, au vert, à l’or et à l’argent dès le papier cadeau. Lutins et écureuils remplissent déjà la hotte, les paquets, le bolduc, parme, lilas, prune et zinzolin. Dedans il n’y a que des surprises. Défaire le nœud c’est lancer le sort, un sort adapté à chacun mais qui sera bénéfique à toustes. Lucie dit toustes pour ne plus dire tous, parce que le propre du patriarcat c’est de s’imposer en système supérieur tout en braquant l’universel, et ça, elle ne peut plus le supporter.


Les mâles alpha tournent de l’œil

C’est le 24 décembre, la nuit, enfin. Partout, les cadeaux s’ouvrent. En France, il est minuit et selon les statistiques 206 viols par jour soit 9 personnes par heure. Au pays du fromage et du féminicide, un enfant sur dix est victime de violences sexuelles au sein de sa famille. 96 % des agresseurs sont des hommes et tous présentement déchirent le papier violet.

« Dis papi c’est quoi ton bouquin ?

– L’inceste de Christine Angot. »

Il n’y a pas de fumée, de nuage de paillettes, le sort qui jaillit est invisible et envahit doucement les crânes, enveloppant les ego pour mieux les décentrer. Soudain les mâles alpha transpirent et tournent de l’œil, leurs agressions remontent, s’imposant en jeu de rôle : chacun revit moult scènes du point de vue de l’abusée, douleur, colère et honte leur grignotent le cervelet ; certains découvrent l’effet de la sidération, tous ont envie de mourir. Pour eux, ce n’était rien, leurs mots, leurs gestes, rien. Même entrer leur queue de force, ça leur semblait normal. Ils sont très étonnés, si déstabilisés qu’ils en perdent la parole et s’effondrent en eux-mêmes. L’empathie est la reconnaissance et la compréhension des sentiments et des émotions d’un autre individu : ces hommes en sont dénués pour un tas de raisons relevant du culturel. Quand le monde vous appartient comme les corps qui s’y trouvent, se mettre à la place d’autrui ne peut venir à l’esprit, autrui n’existe pas en tant qu’être sensible. C’est une sorte de concept qui prépare le repas et soulage les pulsions.

Pour Lucie, c’est là qu’est le problème. Ils agissent comme des psychopathes par manque de développement psychique, mais grâce à la magie de Noël ils ne distribueront plus de marrons.

Ce qu’il se passe ensuite, ça ne dépend pas du dôme. Reconnaître et comprendre sentiments émotions, se mettre à la place d’autrui est-ce que ça change la donne, ça reste la question. Constance se laisse l’année avant de rectifier le tir. Sa sœur n’a pas d’avis ; son frère est optimiste ; sa mère observera les courbes statistiques avec beaucoup de craintes, et sûrement des regrets. Le père Noël, quant à lui, regarde Mariah Carey vendre son menu spécial fêtes dans une pub McDonald’s en sirotant un verre, petit, d’alcool de houx. Ses baies rouges sont alcaloïdes, mais il supporte bien le cyanure. Lucie pense que le houx c’est pareil que les humains, et qu’à force, elle aussi, elle sera immunisée. En attendant son cœur bat au rythme de la Violette : c’est désormais à nous de ne pas la décevoir.

Merci à l’Obs de nous pardonner le partage de ce conte édifiant, réservé à ses abonnés.