——————————————————————————————————————–
Nicolas Mathey
Avec « Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances », le psychanalyste Roland Gori nous invite à repenser les notions de progrès et les impasses du productivisme libéral en renouvelant notre rapport au temps et à l’histoire.
Et si les catastrophes sanitaires et écologiques actuelles étaient les symptômes de la faillite déjà aboutie des croyances, à l’oeuvre dans les systèmes politico-économiques dominants ?
Roland Gori met en garde, dans son dernier ouvrage, contre l’alliance du scientisme et du néolibéralisme et leur idéologie du progrès sans fin. Contre le darwinisme social et l’emprise d’un productivisme inégalitaire et sans limites, il en appelle à la vigilance face au « potentiel fasciste originaire » et aux tendances politiques autoritaires qui menacent de s’imposer par gros temps de catastrophe. En s’appuyant sur les philosophes de l’École de Francfort dont Walter Benjamin, il nous invite à rompre avec les falsifications de la mémoire pour mieux prendre soin du passé, afin de rendre au présent l’occasion de produire de l’avenir inédit.
——————————————————————————————————————–
« Un spectre hante le monde… ce n’est plus le communisme mais les discours sur l’effondrement », dites-vous en introduction de votre ouvrage. Quels sont vos rapports à la collapsologie, popularisée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens ?
J’ai achevé la rédaction de cet ouvrage fin 2019 et j’ai pu depuis ajouter quelques pages sur la pandémie en cours et l’impréparation dans laquelle nous nous sommes trouvés pour gérer cette crise. Cette crise que nous venons de traverser, avec ses morts, ses souffrances et ses confinements, tend à donner raison à tous les discours de l’effondrement qui, déjà depuis les années 1970 avec le rapport de Rome, mettaient en avant les risques encourus par la planète.
La collapsologie n’est que la part émergée de ces discours d’effondrement, qui renvoient au dérèglement climatique, aux menaces sur la biosphère et la biodiversité, aux risques épidémiques et nucléaires.
En tant que psychanalyste, je pense que ces craintes sont la préconnaissance d’un effondrement qui a déjà eu lieu. Elles sont les symptômes d’un effondrement structurel plus fondamental, celui de nos croyances et de nos catégories de pensée, lié au fait que nous sommes demeurés dans l’héritage d’un XIXe siècle productiviste fondé sur la compétition, la sélection et la concurrence, qui a fait croire que le développement social était aligné sur les lois de la nature et les progrès techniques. Nos conduites ne brillent que des lueurs d’un astre
mort, celui d’un darwinisme social incarné par Herbert Spencer et sa philosophie évolutionniste.
La crainte d’une fin de l’humanité n’est pas une idée neuve en Occident. Elle est l’objet de l’eschatologie et a surgi régulièrement dans notre histoire…
Les annonces de catastrophe planétaire sont en fait très ambivalentes. Elles prennent le relais des grands discours eschatologiques annonçant l’apocalypse, à tel point qu’on risque de ne pas les prendre au sérieux. Les concepts scientifiques dérivent de catégories religieuses, l’idéologie du progrès renvoie à un paradis perdu, localisé au bout d’un lendemain qui chante. Elle repose sur une illusion concernant le concept d’un temps conçu comme linéaire, vide et homogène, orienté vers le futur. C’est l’erreur majeure de l’actualisme technique, pure succession d’instants qui déracine nos expériences passées et dénie l’imprévisible de l’avenir.
L’histoire de l’humanité a montré que nous n’évoluons pas forcément vers l’émancipation et le progrès. Nous restons bercés par cette illusion de progrès infini car nous avons tendance à confondre l’évolution du vivant et le développement des techniques, à confondre organisme et organisation. Nous nous trouvons aujourd’hui dans une « étrange défaite » de nos croyances, comme le sous-titre de mon ouvrage l’indique en reprenant l’expression de Marc Bloch, pour qui dès le printemps 1940 nous avions déjà perdu la guerre à cause de nos erreurs et illusions dans sa réparation.
De même, si nous avons eu tant de problèmes avec le virus, c’est que nous nous étions démunis des possibilités d’accueillir et de traiter cette invasion virale. Nous avions construit une « ligne Maginot » avec les « briques » d’une économie néolibérale inadaptée aux problèmes environnementaux. La grotesque affaire des masques montre les effets désastreux de l’adhésion à une vision économique de profit à court terme.
Ces discours sur l’effondrement doivent, selon vous, être analysés de l’intérieur, du point de vue de la structure mentale qu’ils reflètent. D’où votre appel à revenir sur leur « racine spirituelle » ?
Je renvoie à l’héritage de l’École de Francfort d’Adorno, Horkheimer et Benjamin, qui met en évidence le côté sombre des Lumières, dont le discours émancipateur s’est trouvé empêché à la fin du XIXe siècle, quand les exigences du capitalisme ont fait de l’humain l’instrument des instruments. Cette aliénation et cette prolétarisation ont pulvérisé le discours de liberté des Lumières. C’est une contradiction majeure des démocraties libérales qui, à certains moments de notre histoire, prend une dimension tragique, en particulier lors des moments de régression
sociale. J’ai montré dans « l’Individu ingouvernable » comment les nationalismes, les antisémitismes, les impérialismes et les totalitarismes néolibéraux se révélaient contemporains de l’effondrement de ces idéaux des Lumières.
En quoi les thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin nous indiqueraient-elles une nouvelle d’attitude par rapport au passé, par rapport aussi à une catastrophe présente continuellement dans la modernité ?
Pour Walter Benjamin, l’historien ne doit pas seulement rassembler des traces et des documents, mais aussi rendre compte dans le présent des formes de comportement et de pensée du passé. Ce qui fait se rejoindre Benjamin et Freud, c’est la différence entre souvenir et remémoration. Il y a une « mémoire involontaire » et inconsciente qui hante notre actualité.
L’individu et la société se rappellent mais sans se souvenir, ils se conduisent comme dans le passé mais sans savoir que c’est du passé. Quand l’historien Johann Chapoutot met en évidence le lien entre les formes actuelles du management et certains modèles techniciens d’organisation nazie, il montre que l’ombre de ce passé vient hanter notre présent. Avec
Benjamin, il nous faut sauver le passé en le réparant à partir du présent, pour rendre ainsi justice aux vaincus, par une remémoration thérapeutique de ce qui a été historiquement « raté ». Qu’entendez-vous par « le potentiel fasciste originaire » ?
Adorno, interlocuteur de Walter Benjamin, le formule clairement : « Le passé ne serait totalement élucidé que si les causes qui l’ont déterminé étaient éliminées. C’est parce que les causes subsistent que rien jusqu’à présent n’est venu rompre sa présence maléfique. » Le fascisme, dans sa version nazie avec Eichmann, émerge sur les ruines d’une pensée libre, il
substitue à la capacité de penser, qui est aussi celle de juger moralement, une organisation bureaucratique autoritaire et totalitaire qui prend en charge la totalité de l’existence. Les agences du parti totalitaire, comme aujourd’hui les agences du néolibéralisme en matière de santé et d’éducation, prescrivent ce qu’il faut penser et ce qu’il faut faire. C’est Umberto Eco qui parle très justement d’un « fascisme primitif », d’un « fascisme originaire » (« Ur-Fascism ») pour parler de cet « irrationalisme » qui installe un langage administratif et technique impératif pour organiser la vie d’individus isolés et désolés.
Quelles formes prennent dans la politique française actuelle ces illusions machiniques du présent, cet actualisme de l’idéologie du progrès et de la croissance ?
Nous sommes prisonniers d’une conception de l’humain qui devrait être toujours plus efficient de par ses compétences techniques. Le programme de Blanquer, c’est l’horreur même pour l’humaniste que je suis. Son obsession pour la transmission de compétences techniques inscrites et incorporées dans des processus de réseaux synaptiques n’a rien à voir
avec une école à la Freinet, qui visait à capter le désir des élèves pour vivre ensemble le monde en éveillant leur curiosité. C’est politiquement très dangereux de réduire l’humain à une machine neuronale. Ce n’est pas de la science mais un scientisme fondateur légitimant les inégalités sociales et la servitude volontaire. Le fascisme est aussi là, dans le fait de réduire le
sujet humain à une machine neuronale. C’est ce que je développe dans « Exilés de l’intime, vers un homme neuro-économique ».
Si on veut combattre les apprentissages serviles de Blanquer, il faut reprendre les chemins de Montessori et Freinet. Blanquer est de fait la figure monstrueuse et le monsieur Loyal du cirque tayloriste, qui rabaisse l’humain au rang d’autoentrepreneur de lui-même lancé dans une compétition de marché. Le discours macronien du progressisme est une illusion, c’est un progressisme qui n’est qu’une mode, une course après des instants fugitifs, sans vision d’avenir ni reconnaissance du passé dans le présent. Mon livre analyse cette falsification de notre attitude par rapport au défi de la modernité : une oscillation entre la pensée réactionnaire
du « c’était mieux avant » et une fuite dans le « modernisme » des instants à venir, coupés du passé comme du futur, et dont le seul souci est que « tout bouge pour que rien ne change », comme le dit Tancredi dans le film « le Guépard ».
Que devient la possibilité d’une utopie ? Avec Walter Benjamin, vous affirmez qu’elle n’est plus « futur possible et souhaitable, située au bout de l’horizon historique des lendemains qui chantent », mais l’occasion de « prévoir le présent ».
L’utopie est liée à la question de la mémoire et du temps. Elle ne doit pas être la projection du paradis perdu vers un futur inatteignable, mais à chaque instant l’occasion de se saisir d’une opportunité pour produire de l’inédit dans le présent. Le véritable progrès échappe à l’idéologie du progrès, comme le dit Adorno. Ce pourrait être un mot d’ordre. On n’a pas besoin de programme politique, mais d’un projet qui permette d’arracher chacun à la servitude et à l’aliénation, à la confiscation de son potentiel de création par les automatismes technico-financiers. Nous sommes prisonniers de conceptions mécaniques du présent, incapables de resituer le chemin parcouru et de voir les chemins de traverse laissés de côté. Il y a sans doute à reprendre certains de ces chemins à partir de la mémoire.
La place de l’histoire, de la philosophie et d’une manière générale des sciences humaines et sociales, dans les dispositifs de transmission, est essentielle. N’oublions pas les mots de Primo Levi : « L’histoire entière du “Reich millénaire” peut être relue comme une guerre contre la mémoire, une falsification de la mémoire à la Orwell, une négation de la réalité allant jusqu’à la fuite définitive hors de la réalité. »
Entretien réalisé par Nicolas Mathey
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’UPOP AUBE et de Jean Lefèvre, très attaché à « faire circuler la bonne huile pour améliorer la machine sociale ».