par Jean CAMUS, Sainte Savine, le 6 mai 2020
Un organisme vivant, microscopique, a tout chamboulé de notre vie, dans le monde, au grand dam des dirigeants impuissants, qui n’avaient rien prévu, rien anticipé.
Tous les soirs à 20 heures, un hommage joyeux, festif salue toutes ces personnes médecins, infirmiers, aide-soignants, brancardiers, personnels d’entretien, de ménage qui sont là, au début sans grande sécurité pour eux-mêmes, pour assurer notre propre survie. Merci à elles.
Souvenez-vous, il y a quelques mois, les blouses blanches manifestaient, pour dénoncer la pénurie de matériel, le manque de personnels. Rien n’y a fait, l’exécutif a poursuivi son plan de démantèlement. A quelques jours du déconfinement, l’exécutif n’a toujours pas apporté de précisions concernant le «plan massif», dixit le ministre de la santé O. Véran, «il y aura un plan pour l’hôpital que je ne construirai pas seul», « il y aura un jour d’après pour l’hôpital» (O.Véran le 7 avril). Quelques craintes pointent ici et là. Une leçon à retenir. L’hôpital ne peut être géré comme une entreprise.
Ces métiers hier ignorés, méprisés font l’objet de toute notre reconnaissance; la crise nous a ouvert les yeux. Comme si cela allait de soi en temps ordinaire, on ne prêtait pas attention à ces personnes; il était acquis qu’elles soient là pour nous.
Des chercheuses ont tenu à mettre en avant les valeurs morales des attitudes, des gestes du « service du soin’’, le care. Débats animés, approches sociétales de ce travail de la vie ordinaire, souvent assigné aux femmes et aux groupes souvent les plus défavorisés.
En 2010, M. Aubry a essuyé sarcasmes, moqueries, hostilité même au sein de sa famille politique quand elle a appelé à «une société du care»; une révolution des services publics, une évolution des rapports entre les individus. Il ne s’agit pas tant de «soigner» que de «prendre soin», donner à l’autre de l’attention, faire preuve de sollicitude, être là pour l’autre au quotidien dans le souci de son respect, de son bien-être. Mais la crise sanitaire a bousculé cette relation, le soignant peut tout à la fois être une aide mais aussi une menace potentielle à son corps défendant. Cela prend tout son sens quand la confiance cimente les rapports entre les individus. Dans d’autres situations, le trop de l’autre, l’excès de proximité dans le temps et l’espace génèrent des conflits «les gens ne se supportent plus avec le confinement». Il n’y a plus cet espace pour soi, ce temps pour soi.
Des travaux et des recherches montrent que ces critères sont souvent marqués par le genre. Mais selon des féministes, cette aptitude à la sollicitude n‘est pas innée, mais assignée dès la naissance pour le bien être des autres, même si bien souvent ce souci des autres est porté par les femmes, dans des activités sociales dévalorisées.
Ces fonctions sont dévalorisées, ignorées parce que la société s’est construite sur la négation et l’invisibilité de la dépendance au soin. C’est une limite à une vie libre et autonome. Mais l’autonomie revendiquée dépend de quantité de personnes qui prennent en charge une grande partie du quotidien. Ce n’est que confronté à un changement de vie radicale, maladie, handicap, que l’on prend conscience de cette dépendance.
Affirmer l’importance du «care» – de nombreux travaux -, c’est mettre l’accent sur les rapports de domination et les inégalités qui les accompagnent. A l’origine, les gestes et accompagnement nettement circonscrits à la vie domestique étaient l’apanage des femmes. Quand ces fonctions ont envahi l’espace public, les femmes y sont restées majoritaires. Surtout dans le domaine médical. «Les métiers soignants d’aujourd’hui sont les héritiers de l’économie charitable du soin et de l’assistance au XIX siècle, avec l’emploi gratuit ou peu rémunéré d’une majorité de femmes», un engagement valorisé à l’époque pour les jeunes filles «la notion de vocation» qui permettait de «justifier des conditions dégradées». (Mathilde Rossigneux-Méheust).
La professionnalisation s’est faite à bas bruit, dans une indifférence générale, ça n’était pas valorisant, valorisé de mettre en avant l’attention à autrui, l’altruisme, l’intérêt porté à l’autre dans le souci de son bien-être.
Dans les hôpitaux, les Ehpad, ce sont en majorité des femmes qui sont auprès des malades du Covid-19 ou autres personnes dépendantes. Dans les supermarchés, les caissières, les agents d’entretien sont des femmes. Les métiers de services à la personne, aides à domicile, aides ménagères, nounous…. sont occupés majoritairement par des femmes. Ces métiers, même quand ils sont occupés par des hommes, restent dévalorisés et peu payés, souvent assurés par des groupes défavorisés de la population, souvent maintenant des immigrés.
Cet engagement du souci quotidien d’autrui, cette attention portée uniquement pour le bien-être de l’autre ne peuvent s’inscrire dans une éthique libérale d’un modèle économique où dominent la concurrence, la compétition, l’individualisme, la valorisation de l’autonomie personnelle, la recherche de profits immédiats. Des initiatives individuelles, nombreuses, spontanées, novatrices émaillent le quotidien, de nouveaux rapports s’établissent, chacun comprenant qu’il a «besoin de l’autre». Les gens découvrent leurs voisins qu’ils ne connaissent pas vraiment. «Prenez soin de vous, prenons soin les uns des autres et nous tiendrons» les mots du care.
La crise aura peut-être cette vertu de nous ouvrir les yeux et nous donner l’envie de réenchanter le monde.
Références:
Pascale Molinier: Le care monde. Trois essais de psychologie morale (Lyon, ENS Editions 2018)
Sandra Laugier: Le souci des autres. Ethique et politique du care (Edition de l’EHESS, 2005)
Mathilde Rossigneux-Méheust: Vie d’hospices, Vieillir et mourir en institution au XIX siècle (Champ Vallon 2018)