Publié sur Franceinfo le 5/10/2023
Des réfugiés arméniens qui ont fui le Haut-Karabakh se retrouvent à Goris en Arménie, le 30 septembre 2023. (DIEGO HERRERA CARCEDO / AFP)
Après une offensive éclair des forces azéries en septembre, la quasi-totalité de la population arménienne a fui ce territoire indépendantiste, enclavé en Azerbaïdjan. Plusieurs observateurs dénoncent un « génocide » et une « épuration ethnique » en cours. Les juristes ne sont toutefois pas unanimes sur cette qualification.
Des bâtiments vides, des rues désertes, une ville figée dans le silence… En quelques jours, la capitale du Haut-Karabakh, Stepanakert, s’est vidée de ses habitants. Après trente ans de conflit avec l’Azerbaïdjan, le territoire indépendantiste du Caucase s’est auto-dissout. Près de 100 000 habitants, soit la quasi-totalité de la population de la région, ont fui vers l’Arménie, selon les autorités arméniennes.
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A plusieurs reprises, le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a accusé Bakou d’avoir procédé à un « nettoyage ethnique » dans l’enclave à majorité arménienne. Plus tôt dans l’année, il avait déjà affirmé que l’Azerbaïdjan préparait un « génocide du peuple du [Haut-Karabakh]« . Des qualifications reprises par des représentants et des membres de la communauté arménienne, ainsi que par des observateurs internationaux. Mais ces qualificatifs reflètent-ils la situation sur place ?
L' »épuration ethnique », une notion sans réalité juridique
« On peut utiliser mille mots, mais il est évident qu’il s’agit d’une épuration ethnique », a estimé sur franceinfo Hasmik Tolmajian, ambassadrice d’Arménie en France. « Le Haut-Karabakh vient d’être en quelques jours vidé de l’intégralité de ses habitants (…) Si ça, ce n’est pas une épuration ethnique, je ne sais pas ce que c’est », a également dénoncé sur RTL la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. « C’est la définition d’une épuration ethnique : effacer la présence des Arméniens dans ce territoire. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui », a affirmé Anahita Akopian, présidente du Comité de défense de la cause arménienne.
En droit international, cependant, le terme de « nettoyage ethnique » n’est pas reconnu comme un crime et n’a pas de définition précise, rappelle l’ONU. L’expression est apparue dans les années 1990, lors du conflit en ex-Yougoslavie, et provient probablement d’une traduction littérale du serbo-croate « etničko čišćenje », précisent les Nations unies. Les actes qui pourraient être qualifiés comme tels ne sont ainsi pas définis précisément. En 1994, une commission d’experts des Nations unies sur l’ex-Yougoslavie a toutefois statué dans un rapport* que le « nettoyage ethnique » était « une politique délibérée conçue par un groupe ethnique ou religieux visant à faire disparaître, par le recours à la violence et à la terreur, des populations civiles appartenant à une communauté ethnique ou religieuse distincte de certaines zones géographiques ».
Le terme n’est pas utilisé par les juristes pour faire reconnaître des actes devant la justice. « La purification ethnique est un terme générique qui vient du langage courant », observe pour franceinfo Yann Jurovics, maître de conférence en droit international à l’université Paris-Saclay, ancien juriste pour les tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Sa consœur Marjorie Beulay, maîtresse de conférences en droit public à l’université de Picardie-Jules Verne, confirme cette analyse.
Mais, même sans transcription juridique, cette expression décrit une réalité. « Le nettoyage ethnique passe par l’invisibilisation d’un groupe », relève-t-elle. Dans le cas des Arméniens du Haut-Karabakh, l’invisibilisation prend par exemple la forme d’une destruction du patrimoine arménien, comme les cimetières, les monuments commémoratifs, rappelle The Guardian. « La situation laisse craindre que ceux qui restent [au Haut-Karabakh] puissent être forcés à être assimilés, ce qui fait partie du nettoyage ethnique. Poussé à son extrême, ce dernier peut conduire à un génocide », poursuit Marjorie Beulay.
Un « génocide » déjà caractérisé pour certains juristes…
Le mot « génocide » est apparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale et a rapidement fait son entrée dans le vocabulaire du droit international, rappelle l’ONU. Le crime de génocide a été créé en 1948 et défini dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU. L’article II de ce traité dispose qu’un génocide est caractérisé lorsque des actes sont commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Parmi ces actes figurent : le meurtre, le transfert forcé d’enfants ou la soumission à des conditions de vie menant à la disparition partielle, voire totale, d’une population.
En février, la Cour internationale de justice, qui traite des litiges entre Etats, a déclaré* que la vie des Arméniens du Haut-Karabakh était en danger en raison du blocage du corridor de Latchine depuis fin 2022. Cette bande terrestre relie le territoire indépendantiste à l’Arménie, et permet la circulation de vivres et de matériel de santé. Dans un rapport* publié début août, l’ancien procureur général de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, sollicité par l’Arménie, a également estimé qu’un « génocide était en cours » contre les Arméniens du Haut-Karabakh en raison de ce blocus. Il a accusé le président azéri, Ilham Aliyev, de provoquer ainsi la famine dans l’enclave. Le 18 septembre dernier, Bakou a toutefois autorisé l’arrivée d’aide humanitaire dans le corridor, après un accord avec les indépendantistes du Haut-Karabakh.
« Comme en 1917 lors du génocide des Arméniens, l’arme principale est la faim. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des gens qui meurent de faim pour qu’on puisse parler de génocide. Il faut qu’il y ait intention de créer des conditions qui vont mener à ce résultat. « Luis Moreno Ocampo, ancien procureur général de la Cour pénale internationale
à « Libération »
Fin août, l’ancien expert des Nations unies sur le génocide, Juan Méndez, a alerté l’organisation mondiale sur les risques de génocide au Haut-Karabakh. Il évoquait lui aussi le blocage depuis fin 2022 du corridor de Latchine. « Le risque de génocide était clairement présent et n’est toujours pas atténué », relève le spécialiste auprès de franceinfo. Ce n’est pas parce qu’ils sont désormais à l’abri des attaques [après leur exode vers l’Arménie] que nous pouvons dire que le génocide n’a pas eu lieu ou n’aura pas lieu. »
En outre, depuis plusieurs années, des dirigeants azéris ne cachent pas leur intention d’éliminer les Arméniens. « Notre objectif est l’élimination complète des Arméniens », a déclaré Hajibala Abutalybov*, ancien maire de Bakou, en 2005. En 2013, un ancien conseiller d’llham Aliyev, a comparé l’Arménie à une « tumeur cancéreuse » du Caucase et assuré que sa disparition était « inévitable ». Le président azéri Ilham Aliyev a, lui-même, qualifié les Arméniens de « barbares et de vandales » qui seraient infectés par un « virus » pour lequel ils devraient « être traités ». A la suite de la guerre menée par Bakou en 2020 contre le territoire sécessionniste, le gouvernement azéri a émis un timbre commémoratif représentant un homme en combinaison de protection en train de « désinfecter » le Haut-Karabakh.
… mais qui ne correspond pas à la situation actuelle pour d’autres
En réaction aux conclusions de Luis Moreno Ocampo, l’Azerbaïdjan a sollicité l’expertise du Britannique Rodney Dixon, un avocat spécialiste du droit international et des droits humains. Dans ses conclusions*, l’expert, qui affirme avoir travaillé de manière totalement indépendante, avance que « rien, dans l’avis de Luis Moreno Ocampo, ne permet d’affirmer qu’un génocide est actuellement perpétré au Haut-Karabakh ». Les propos de l’ancien procureur de la CPI constituent, de son avis, « une allégation manifestement infondée ».
Concernant l’ancien blocus du corridor de Latchine, Rodney Dixon relève « l’offre d’alternatives » de la part de l’Azerbaïdjan « pour l’approvisionnement de la population ». Il évoque la route entre Aghdam (Azerbaïdjan) et Stepanakert, et affirme que « c’est l’entité illégale et non reconnue du Haut-Karabakh qui a refusé d’emprunter cette route », comme le proposait la diplomatie américaine. L’avocat poursuit en assurant qu’entre décembre 2022 et août 2023, la Croix-Rouge a quand même pu évacuer « plus de 700 personnes » via le corridor de Latchine, distribuer « environ 10 000 colis alimentaires et hygiéniques » et « 900 tonnes de fournitures médicales », malgré le blocus. Un bilan établi par l’organisation humanitaire elle-même.
Face à ces différentes observations, les avis diffèrent sur l’emploi du terme « génocide ». « J’entends la nécessité symbolique de l’utiliser, pour faire passer un message, pour faire réagir et alerter sur une situation, souligne Marjorie Beulay. Mais d’un point de vue juridique, la notion de génocide me semble difficile à établir. »
« Il va falloir avoir les éléments, déterminer cette volonté de destruction physique et biologique du groupe. »Marjorie Beulay, maîtresse de conférences en droit public
à franceinfo
La chercheuse n’est pas sûre que l’accusation de « génocide » tienne considérant le seul blocus de Latchine. « Est-ce organisé pour détruire biologiquement et physiquement un groupe, ou pour le faire céder et partir du territoire ? », s’interroge-t-elle. De manière générale, juge cette experte, les faits connus à ce stade sur le Haut-Karabakh se rapprochent davantage « d’exactions, du crime contre l’humanité que du génocide ». Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale*, dans son article 7, définit les crimes contre l’humanité comme des actes tels que des meurtres, des déportations, des faits de torture ou des viols, entre autres crimes, « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ».
Pour Yann Jurovics, la particularité actuelle du Haut-Karabakh est le fait que « les frontières sont ouvertes ». « On n’empêche pas le départ, c’est la césure entre une politique de destruction biologique et une politique de persécution », développe le spécialiste, qui souligne le manque d’informations sur ce qui se passe réellement dans cette zone. Mais « si les populations arméniennes fuient, car elles ont peur de quelque chose de fondé, alors il s’agit plutôt d’une politique criminelle contre l’humanité », appuie-t-il. Des attaques pourraient aussi, « au cas par cas », être qualifiées de crimes de guerre.
La mission d’une journée de l’ONU au Haut-Karabakh, arrivée dimanche, n’a pas observé de destruction ni recueilli de témoignage faisant état de violences contre des civils depuis le cessez-le-feu. Elle a toutefois constaté des « destructions » à Aghdam, territoire regagné par l’Azerbaïdjan en 2020. « Nos collègues ont été frappés par la soudaineté avec laquelle la population locale a fui », a souligné le porte-parole de l’ONU. Dans tous les cas, insiste Juan Méndez, « il est de la responsabilité de la communauté internationale de faire quelque chose pour prévenir un génocide, qu’un génocide ait déjà eu lieu ou qu’il puisse se produire ».
* Les liens suivis d’un astérisque renvoient vers des documents PDF.