Ukraine-Médias

La chaîne RT France, ce miroir déformant de la guerre en Ukraine

Par Natacha Tatu, L’Obs

RT a obtenu l’autorisation de diffusion en France en décembre 2017. (HUGO PASSARELLO LUNA / Hans Lucas via AFP)


La chaîne créée par Moscou se fait largement l’écho de la rhétorique du Kremlin. Mais pas seulement. Elle laisse aussi entendre des voix discordantes. Une propagande habile.

Faut-il interdire la diffusion de RT France, ce bras médiatique du Kremlin ? Depuis le début de la crise ukrainienne, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer la fermeture de la chaîne, considérée comme une pièce maîtresse du « soft power » russe. Au moins sa suspension.

Dans ce contexte de guerre, où l’information est évidemment stratégique, la question est brûlante. Le présentateur Frédéric Taddeï, qui avait rejoint la chaîne en 2018, vient d’ailleurs de décider d’arrêter son talk-show quotidien « Interdit d’interdire ». « Par loyauté envers la France, je ne peux pas continuer une émission de débat contradictoire à partir du moment où mon pays se retrouve en conflit ouvert avec la Russie », a-t-il expliqué dans l’émission « Buzz TV » sur le site du « Figaro ».

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De son côté, Laurent Lafon, sénateur (UDI) du Val-de-Marne et président de la commission de la Culture, de l’Education et de la Communication de la chambre haute du Parlement, écrivait jeudi 24 février au matin, alors que le Kremlin venait de déclencher son offensive contre l’Ukraine, à l’Autorité de Régulation de la Communication audiovisuelle et numérique (Arcom, ex-CSA) en lui demandant de suspendre « sans délai » l’autorisation d’émettre accordée à RT France, qualifiée d’« organisme officiel en France de propagande de régime russe ». L’Arcom a réagi dans la journée, indiquant veiller « avec une particulière vigilance au respect par la chaîne RT France de ses obligations légales et conventionnelles » et ne pas exclure, en cas de manquements, « à demander la suspension de sa diffusion ». 

La France n’est pas la seule à s’inquiéter de l’influence de ce média, financé par Moscou et lancé en 2005 sous le nom de Russia Today, qui s’est développé un peu partout dans le monde, avec des sites en anglais, français, espagnol, allemand et arabe. En Grande-Bretagne, le Parlement a aussi saisi le régulateur. L’Allemagne, elle, a interdit la diffusion de RT-DE dès le 2 février, sur fond de tension entre les Occidentaux et Moscou. Officiellement pour d’obscures raisons juridiques.

Distorsion subtile de la réalité

En France, RT, accessible sur le câble, le satellite et le bouquet Free, est sous la loupe du régulateur de l’audiovisuel quasiment depuis qu’elle a obtenu l’autorisation de diffusion, en décembre 2017. En 2018, la chaîne a ainsi été mise en cause par le CSA pour des « manquements à l’honnêteté, à la rigueur de l’information et à la diversité des points de vue » pour son traitement de la guerre en Syrie, et notamment pour une traduction qui déformait les propos d’un témoin. En février, l’Arcom a lancé une enquête après la plainte d’une association, Médias Démocraties Europe, qui rassemble des citoyens inquiets « de l’honnêteté et de l’indépendance de l’information et des programmes de RT ». Sur Twitter, la chaîne est désormais affublée du bandeau « média affilié à un Etat ». « RT France n’a jamais été sanctionnée en quatre ans d’existence, a souligné un porte-parole de la chaîne. RT continue de couvrir l’actualité, notamment la Russie, de manière professionnelle et équilibrée. »

Vraiment ? Ce jeudi 24 février, quelques heures après la déclaration de guerre de Vladimir Poutine, « l’Obs » s’est plongé dans le traitement de l’offensive de Moscou sur la chaîne. Le résultat ? Ambigu. RT France accorde, c’est vrai, une place prépondérante au point de vue russe dans cette crise. Sur le plateau ou en duplex, des « experts » répètent en boucle les éléments de langage du Kremlin : « Tout est de la faute de l’Ukraine »« seules des cibles militaires ont été frappées, jamais les villes ni les populations civiles »« ce n’est pas une agression, la Russie n’a fait que se défendre »« les sanctions internationales ne changeront rien », « les militaires russes seront accueillis avec des colliers de fleurs ».

Parmi eux, Xavier Moreau, créateur du site d’information Stratpol.com, un ancien officier parachutiste reconverti dans le conseil en sûreté des affaires, proche de l’extrême droite et des milieux traditionalistes, selon le site Conspiracy Watch. Ou encore Morgan Palmer, un journaliste « consultant en intelligence stratégique », qui a touché à la politique au Cameroun et qui explique que « si les chars russes sont entrés en Ukraine, c’est à la demande des populations russophones du Donbass ». On a aussi droit à un micro-trottoir réalisé à Moscou qui donne sans réserve raison au maître du Kremlin.

Mais d’autres voix se font aussi entendre. Cet après-midi-là, Pierre Guerlain, professeur émérite d’études américaines, défend l’Ukraine et les positions du président américain Joe Biden. Gérard Vespierre, conférencier en géopolitique, dénonce sans ambages une agression inacceptable « vis-à-vis de l’ensemble de l’Ukraine par la Russie, dont les dirigeants n’ont pas compris que le monde de 2022 n’est pas celui des années 1930 ou 1940 ».

L’entretien avec le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qui expose les positions françaises sur TF1, est largement rediffusé, tout comme l’intervention d’Emmanuel Macron. Sur le terrain, des journalistes donnent la parole à des Ukrainiens, qui protestent contre les manœuvres de Poutine et jurent qu’ils n’accepteront jamais de devenir russes. Mieux, la journaliste à Moscou évoque, brièvement c’est vrai, les manifestants qui se sont rassemblés dans la capitale russe pour protester contre l’invasion de l’Ukraine et leur dispersion par la police.

« RT France continue de couvrir l’actualité, les actualités internationales, notamment sur la Russie, de manière professionnelle et équilibrée et où tous les points de vue peuvent s’exprimer », a affirmé la direction de la chaîne dans un communiqué. Ce n’est pas totalement faux non plus. Dans ce un miroir légèrement biseauté, c’est une distorsion subtile, pas si évidente à démontrer, de la réalité.

Au service d’une « vérité alternative »

On est en tout cas loin de la propagande grossière de chaînes nationales russes comme « Pervii Kanal ». Pour cette « première chaîne » la plus regardée par les Russes, Kiev est carrément aux mains des fascistes. Le régime serait responsable d’un « génocide », des exactions insensées, jamais prouvées, sont évoquées, ainsi que des « purifications ethniques ». On y évoque des frappes chirurgicales, des combats dans le Donbass. Bref, un tissu de désinformations et de « fake news », répondant à une vieille vision fantasmatique russe, qui sont balancées sans preuves ni remise en question, dans une vision paranoïaque du monde.

Rien de tel sur RT. D’ailleurs, pour les dirigeants de la chaîne, oui, Moscou finance RT, tout comme Londres finance la BBC et Paris subventionne France 24. « Est-ce qu’on dit que France 24 est la voix de l’Elysée ? »,demandait ingénument Xenia Fedorova, qui dirige RT France, dans une interview au « Parisien » en 2019. La rhétorique est connue, elle est mise en avant par les dirigeants à chaque fois que la ligne éditoriale de la chaîne est questionnée.

Sur le papier, cela peut se défendre ; dans les faits, beaucoup moins. C’est vrai, France 24 a été conçue par Jacques Chirac pour « porter les valeurs de la France » dans le monde, contre la concurrence américaine… Mais sa ligne est beaucoup moins dans l’« éditorialisation » que celle de RT, délibérément créée comme un outil au service d’une « vérité alternative ». « Osez questionner » est le mot d’ordre de la chaîne. Convaincue que les « médias mainstream » ne prennent pas suffisamment en compte le point de vue russe, incompris et méconnu, RT France veut imposer une « autre vision du monde ». Hautement politique.

« Le coût d’une interdiction supérieur aux bénéfices »

Faut-il pour autant bloquer la chaîne ? L’efficacité d’une telle mesure reste à prouver. En Allemagne, RT a rétorqué qu’elle n’avait que faire de la décision de la suspension par les autorités, facilement contournable grâce à une licence serbe. En revanche, les représailles de Moscou n’ont pas tardé. La Russie a immédiatement fermé Deutsche Welle, la radio-télévision internationale allemande, qui diffuse des émissions de radio par ondes courtes, internet et satellite en trente langues ainsi que des programmes de télévision en quatre langues.

« Le coût d’une interdiction me parait à ce stade supérieur aux bénéfices à court et moyen terme », résume Maxime Audinet, un des meilleurs connaisseurs du sujet, auteur de « Russia Today, (RT), un média d’influence au service de l’Etat russe » (INA, 2021). Pour le chercheur, « c’est sans doute donner trop d’importance à la chaîne que de la présenter comme une menace pour notre système démocratique, notamment au regard de ses faibles audiences ».

Fermer RT, en revanche, c’est priver, à coup sûr, les Russes de ces voix alternatives que sont RFI, qui diffuse des programmes en langue russe, et France 24. Et risquer de voir se développer un canal d’information direct depuis Moscou, soumis, cette fois, à aucune régulation et nettement plus débridé… Pas sûr que la démocratie y trouve son compte.



Invasion de l’Ukraine par la Russie, le rôle crucial de la désinformation russe

Le président russe Vladimir Poutine s’adresse à la nation à Moscou, en Russie, le jeudi 24 février 2022. Les troupes russes ont lancé, jeudi 24 février 2022, leur attaque contre l’Ukraine. © Russian Presidential Press Service via AP



Alors que l’invasion russe se poursuit en Ukraine, la désinformation joue un rôle majeur dans le conflit. Moscou a utilisé cette arme de guerre hybride en amont de son offensive militaire. Une stratégie informationnelle mise en place par Vladimir Poutine pour appuyer son narratif et justifier cette entrée en guerre.

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Invasion de l’Ukraine par la Russie : les journalistes ne sont pas des cibles

Crédit : ARIS MESSINIS / AFP – Bombardement près de Kharkiv, 24 février 2022


Alors que les chars russes sont entrés sur le territoire ukrainien, les journalistes, premiers témoins, risquent d’être pris pour cibles. Reporters sans frontières (RSF) appelle les belligérants et les organisations internationales à assurer la protection des journalistes.

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