La crise sanitaire a ravivé un paradoxe : les métiers essentiels à notre société, très féminisés, sont dévalorisés. En première ou deuxième ligne, ils sont apparus indispensables à la continuité de nos vies quotidiennes, ce sont ce que l’on peut appeler avec Pierre Rimbert « les services publics vitaux », qui reposent presque exclusivement sur les épaules des femmes.
Il s’agit des soignantes bien sûr, mais aussi des aides à domicile, des agentes d’entretien ou des caissières, des assistantes maternelles et du personnel des crèches, des enseignantes ou des travailleurs et travailleuses du social. Tous ces emplois sont occupés par 80 à 90 % de femmes et ils ont en commun d’être peu rémunérés, en dessous du salaire moyen et bien souvent proches du Smic.
Pourquoi les métiers féminisés sont dévalorisés ?
Si ces métiers sont si peu rémunérés et non reconnus, c’est avant tout parce qu’ils sont très féminisés. Assimilés à des « métiers de femmes », ils renvoient à des fonctions si « naturelles » pour elles : éduquer, soigner, assister, nettoyer, servir, etc. Ce seraient au fond des « compétences présumées innées », dans le prolongement des activités familiales et domestiques que la majorité des femmes exercent dans la sphère dite privée, à une échelle plus réduite.
De ce fait, ces compétences ne sont pas reconnues comme de véritables compétences professionnelles, comme des techniques, nécessitant connaissances et savoir-faire. Or, ne pas reconnaître le caractère professionnel de ces métiers participe de leur sous-valorisation et explique en partie « le quart en moins » de salaire appliqué aux femmes.
La loi sur la « valeur égale »
Pourtant, le principe juridique de l’égalité salariale existe en France depuis 1972 et prévoit qu’un salaire égal doit s’appliquer lorsqu’il s’agit d’emplois identiques (ce qui est déjà difficile), mais aussi lorsqu’il s’agit d’emplois différents mais de valeur égale, terme défini depuis 1983 par la Loi Roudy :
« Sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse. »
Les diplômes des métiers de service ne sont pas valorisés comme ceux des secteurs techniques et industriels, surtout lorsqu’il s’agit de diplômes d’Etat
Or, quand on étudie de près le contenu de ces emplois, on relève une sous-valorisation systématique : les diplômes des métiers de service ne sont pas valorisés comme ceux des secteurs techniques et industriels, surtout lorsqu’il s’agit de diplômes d’Etat. Les « capacités professionnelles » sont sous-évaluées, par exemple, les compétences relationnelles ne sont que très rarement considérées comme des compétences techniques et complexes.
De même, être constamment interrompue ou effectuer une multitude de tâches différentes au sein d’un même métier n’est pas reconnu comme de la polyvalence. Les responsabilités auprès de personnes malades ou fragilisées pourraient être comparées aux responsabilités budgétaires ou financières, ce qui n’est pas le cas dans notre société. Le fait de soutenir – physiquement et psychiquement – un patient en fin de vie, ou de passer des milliers d’articles par heure à une caisse, sont des formes de pénibilité, comparables à celles de métiers industriels et pourtant non reconnues comme telles.
Par ailleurs, ces métiers féminisés subissent bien souvent une forte précarité, avec des temps partiels courts. Enfin, les déroulements de carrière proposés dans ces professions sont quasiment inexistants.
L’exemple des infirmières
Il a fallu attendre 2010 pour que l’Etat reconnaisse enfin aux infirmières leur diplôme bac + 3 en repositionnant leur corps en catégorie A. Mais cela s’est accompagné d’une forme de chantage, puisque les infirmiers et les infirmières de la fonction publique hospitalière et territoriale des services de santé passant en A ont perdu ce que l’on appelle « la catégorie active » : c’est-à-dire un métier reconnu comme pénible et ouvrant droit à un départ anticipé en retraite.
Autrement dit, cette revalorisation liée au passage en A s’est faite au détriment de la reconnaissance de la pénibilité de leur travail. Ceci est d’autant plus problématique que la revalorisation a été faible en réalité, si on compare leur rémunération avec celle des techniciens tout au long de leur carrière.
Le Ségur de la santé de 2020 a annoncé une nouvelle revalorisation de leur rémunération et l’intégration d’un « vrai » classement en catégorie A, mais cette mesure n’est toujours pas actée, plus d’un an après.
Ailleurs, des expériences réussies
Ailleurs, il y a pourtant des expériences réussies. A commencer par le Québec, où une loi proactive, introduite en 1996 et renforcée en 2009, impose aux entreprises d’effectuer un exercice de comparaison d’emplois à prédominance féminine et masculine, et de revaloriser les emplois à prédominance féminine. D’importantes revalorisations ont ainsi été accordées, notamment pour les infirmières.
De même, au Royaume-Uni, dans les années 1990, des actions portées par les syndicats devant les tribunaux, appuyées par un cadre législatif conséquent, ont permis d’obtenir des revalorisations du salaire de base des emplois féminisés peu qualifiés et à bas salaires, notamment dans le secteur hospitalier et dans les collectivités locales (cantinières et aides-soignantes, comparées à des jardiniers et brancardiers, voir l’ouvrage de Cécile Guillaume).
Citons enfin l’expérience menée au Portugal, entre 2005 à 2008, autour d’un programme intitulé « revaloriser le travail pour promouvoir l’égalité des sexes ». Il s’agissait de développer et de tester une méthode d’évaluation du travail non biaisée du point de vue du genre, dans le secteur de la restauration et des débits de boissons. Les femmes y occupent majoritairement les emplois de cuisinière ou d’aide cuisinière, tandis que les hommes sont majoritairement dans les emplois de serveur, pâtissier, chef pâtissier et chef cuisinier.
A l’aide de critères d’évaluation pondérés et d’un questionnaire soumis aux salariés sur les tâches exercées dans leur métier, certains emplois majoritairement occupés par des femmes ont été revalorisés (par exemple, les aides cuisinières) par rapport à d’autres majoritairement occupés par des hommes (par exemple, les serveurs) dans les entreprises de la branche.
Ce programme n’aurait pas vu le jour sans un partenariat tripartite : une organisation syndicale de salariés, une fédération d’employeurs et la Commission pour l’égalité en matière de travail et d’emploi (sous la supervision du ministère du Travail).
Ces expériences ont été souvent portées dans le secteur public où l’Etat en tant qu’employeur se doit de donner l’exemple. Or, en France, c’est tout l’inverse : la mise en œuvre des politiques d’égalité dans la fonction publique est très lente et il n’y a toujours pas de vraie volonté politique de faire appel à ce type de démarche de comparaison d’emplois, malgré de nombreux guides et travaux de recherches.