Pierre Tartakowsky : « l’immense conjuration des imbéciles »

Dans son éditorial paru dans le numéro de septembre de LDH Info, le bulletin mensuel de la Ligue des droits de l’Homme, Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme, revient sur l’affaire du film sur l’Islam et les caricatures parue par la suite dans le journal Charlie Hebdo. Il en livre une analyse intéressante.

Nous essuyons d’étranges tempêtes. Des récits pleins de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte. Et qui n’ont pas de sens, pour reprendre les mots désabusés de Macbeth. Modernes Prospero, nos médias prennent plaisir et avantage à agiter des rideaux de brumes et d’angoissantes figures, plaçant le Nord au Sud et l’endroit à l’envers. Mais contrairement au drame de Shakespeare, l’épilogue, bien qu’encore non écrit, pourrait être tragique.

Revenons un peu en arrière. Un crétin islamophobe met en ligne un film dont l’indigence le dispute à la vulgarité ; d’autres crétins sautent sur l’occasion pour tenter de rameuter les foules ; un ambassadeur américain est tué dans des conditions qui évoquent davantage la préméditation et l’organisation d’un commando que le débordement d’une foule en colère. Dans le monde, quelques milliers de gens défilent, ici on hurle, là on brûle un drapeau… Quelques centaines de millions de musulmans se sentent agressés, d’ailleurs à juste titre, mais se gardent bien de suivre les crétins qui menacent le crétin. Sur ces entrefaites, d’autres boutefeux, dont le métier est la satire, publient des dessins dont le seul résultat objectif est de faire la course entre crétins. On pourrait croire que la presse non satirique calmerait le jeu, eh bien non. Un grand journal du soir appâte le chaland à coups de titres racoleurs, « Le monde de l’Islam s’embrase », et le gouvernement, Président et Premier ministre en tête, se sent obligé de voler au secours de la liberté d’expression, qu’on ne savait pas tant menacée…

Et chacun de se voir sommé de prendre position sur ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être un mauvais fait divers. Pour l’heure, la seule valeur menacée dans cette affaire, c’est l’intelligence. Charlie Hebdo a certes « le droit » de critiquer l’islam, les fondamentalistes, les musulmans et les garçons coiffeurs. Les partisans de la liberté d’expression ont tout à fait le droit de souligner que l’islam est très loin de se résumer aux fondamentalismes et que les musulmans sont dans notre société – mais pas seulement – plus facilement pris pour cibles que les garçons coiffeurs. De même peut-on souligner que la provocation – même de droit – n’est pas vertu, et qu’elle peut finir par faire d’étranges compagnons de lit. Nos caricaturistes auront beau jeu de protester de leur distance avec la proposition de Marine Le Pen d’expulser tous les fondamentalistes ; mais force est de constater que le leader du Front national se contente – trop facile, vraiment ! – de ramasser le pot auquel ils ont largement donné.

Le gouvernement, dans ce contexte agité de coupables confusions, a décidé d’interdire les manifestations de protestation au motif d’éviter l’expression publique de la haine. Mais le message que porte cette décision risque d’être compris ainsi : les musulmans de notre pays sont « à part », et doivent être traités comme tels. La déclaration du Premier ministre demandant à ce qu’on « n’importe pas » dans notre pays des « conflits étrangers » donne une fois encore la mesure du déni opposé, volontairement ou non, aux millions de Français qui se reconnaissent peu ou prou dans la foi islamique. Souhaite-t-on réellement les interdire d’espaces publics, les renvoyer à des sphères obscures et qui – trop souvent – se révèlent obscurantistes ?

La France a plus que jamais besoin de débattre avec elle-même de la place, du rôle, des droits de celles et ceux qu’elle considère encore et à tort comme des étrangers alors qu’ils sont, au plus profond de la réalité républicaine, une part d’elle-même. Sauf à accepter de s’inscrire dans sa transformation en caricature.