Aristide Guéry a été nommé inspecteur d’Académie à Saint-Brieuc, en 1904. À son arrivée, il s’est adressé aux institutrices et instituteurs du département, par un courrier dans lequel il leur indique « ce que nous sommes en droit d’attendre, vous de moi et moi de vous ». Une lettre qu’il est intéressant de relire aujourd’hui, en pleine période de débat sur le « mariage pour tous », et après un quinquennat marqué par des attaques en règle de la laïcité de la part de l’ancien président de la République.
Il est intéressant de savoir qu’Aristide Guéry a été déplacé d’office et « envoyé » dans la Creuseà Guéret. Le francs-maçons du Grand Orient de France, qui avaient pris fait et cause pour lui (qui n’était pas franc-maçon) indique que durant les deux années passées dans le département « il a travaillé avec l’ardeur et la conviction d’un apôtre pour faire de l’Ecole Laïque une réalité évidente ». Ils ajoutent : « … (cela) lui a valu un blâme du Conseil Général réactionnaire qui lui reprochait son attitude républicaine au sujet de l’enseignement de la morale dans les écoles primaires ».
Depuis 1982, une école porte son nom, à Guéret (23). Le site de l’école Aristide-Guéry indique : « Aristide Guéry a été Inspecteur d’Académie du département de la Creuse de 1906 à 1910. Artisan de l’École Publique, il possédait un sens aigu des valeurs morales et en particulier de la justice. Devenu figure nationale, il poursuivit la réalisation de son idéal laïc : il a ébauché les premières commissions paritaires et créé une Université Populaire. »
Enfin, petit rappel qui a son importance : cette lettre est datée d’octobre 1904. Soit un an avant la loi sur la séparation des Églises et de l’État !
Merci à Bernard Etienne d’avoir communiqué cette information !
A mon arrivée au milieu de vous, je tiens tout d’abord à vous adresser mon salut le plus cordial ; ensuite à vous dire brièvement ce que nous en sommes en droit d’attendre, vous de moi et moi de vous.
Je me suis profondément réjoui d’avoir été appelé par la confiance de Monsieur le Ministre et de Monsieur le Directeur de l’Enseignement primaire à remplir les fonctions d’Inspecteur d’Académie dans le département des Côtes du Nord. D’instinct j’aimaisla Bretagneà travers les poètes et les peintres, à travers les mélodies où le peuple lui-même a chanté ses douleurs ou ses joies. Il est bon d’avoir à travailler dans un pays qui nous plait ; il est meilleur d’avoir à y faire œuvre utile. Et quelle tâche plus urgente s’impose à nous, que celle de travailler au développement et à la prospérité de l’enseignement laïque ? Certes, sur cette terre de Bretagne qui par tant de liens tient encore à la tradition, ce n’est pas en un jour que nous arriverons à imposer à tous et à toutes la confiance et le respect auxquels ont droit les écoles dela République. Maispar l’énergie et la persévérance, par une action douce et ferme, par la dignité de notre vie et l’élévation de notre enseignement, il nous est permis d’espérer conquérir peu à peu à notre cause tous les esprits épris de progrès et de liberté.
Dans l’œuvre que nous allons poursuivre ensemble, il ne s’agit pas de partir en guerre à tout propos contre l’Eglise et contre Dieu. L’Eglise, vous la jugerez impartialement sans prendre une « voix de violents ou de doctrinaires absolus. » Son histoire se compose à la fois de services à l’origine, de cruautés dans la suite, d’efforts – toujours – pour diriger et pour dominer l’Etat. Devant ces prétentions, la société civile tour à tour se courbe, compose, résiste. A l’heure actuelle, elle semble vouloir s’acheminer définitivement vers sa libération. C’est le dernier acte d’une « lutte séculaire » qui va sans doute se jouer dans notre pays. L’écho des discussions doit s’arrêter devant vos classes ; mais vous êtes mêlés à la vie sociale et vous pouvez être appelés à vous prononcer sur des questions brûlantes ; que ce soit toujours avec calme, avec sang froid, en hommes préoccupés de faire avant tout la lumière, de dissiper les malentendus, de montrer que l’Etat ne veut pas, quoi qu’on dise, la mort de l’Eglise, qu’il ne demande au prêtre qu’une chose : c’est de se renfermer dans son rôle, qui est un rôle religieux, essentiellement religieux, uniquement religieux. « Rendons à César ce qui appartient à César »…
Et pour ce qui est de Dieu, eh bien, pour ce qui est de Dieu, vous n’êtes ni l’école pour Dieu – elle est à côté, ni l’école contre Dieu – vous devez les premiers donner l’exemple de la tolérance ; vous êtes, nous sommes l’école sans Dieu. Cette appellation, on nous l’a jetée à la face pour nous flétrir ; nous la revendiquons comme un titre d’honneur. Elle exprime notre raison d’être et résume toute une partie de notre programme. Elle veut dire que pour l’éducation des enfants qui nous sont confiés, nous ne nous appuyons en rien sur les dogmes religieux. Pour fonder notre morale, nous nous passons de Dieu, et sur des bases purement humaines nous entreprenons de dresser, debout, conscient, fraternel, l’homme de la société future.
Que si parmi vous il se trouve des croyantes et des croyants, c’est leur droit d’élever, dans le silence de leur âme, leurs pensées vers le Dieu de leur foi : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » Ils peuvent également pratiquer la religion qu’ils trouvent bonne, mais à titre purement individuel, jamais du fait de leurs fonctions, jamais en tant qu’instituteurs, jamais en tant qu’institutrices.
A plus forte raison, si vous ne croyez pas, devez-vous vous abstenir de suivre, par convenance, par faiblesse, ou simple politique, des pratiques que votre conscience réprouve, que vous respectez chez les autres, mais auxquelles vous ne sauriez condescendre sans subir une diminution de vous-mêmes, et signer, en quelque sorte, votre propre déchéance.
De même dans votre enseignement, vous vous garderez – à tous également – d’emprunter à d’autres ou leur méthodes ou leurs principes. Ce n’est pas en inclinant son drapeau qu’on le conduit à la victoire. Notre premier devoir, tout de loyauté et de franchise, c’est de dire qui nous sommes et quelle fin nous poursuivons. Le dogme impose : nous, nous proposons. Nous ne prêchons pas une vérité qui nous serait donnée, nous la cherchons ensemble, et c’est à la triple source de la science, de la raison et de la conscience que nous allons puiser les principes suivant lesquels nous voulons organiser le monde et orienter la vie morale. Ces principes, plus d’une fois, dans nos réunions, dans nos conférences, dans nos fêtes même, nous aurons l’occasion de les définir, de les expliquer, d’en montrer la valeur et la fécondité. Mais déjà, nous pouvons les résumer en quelques mots : respect de la liberté de l’enfant, sentiment de la valeur de la personne, nécessité impérieuse de réaliser en nous-mêmes et dans la cité, la grande vertu sociale : la justice.
Chers collaborateurs, qui demain, je l’espère, serez mes amis, je sais quels trésors de dévouement, d’enthousiasme et cependant de sagesse, il y a dans vos âmes d’éducateurs et de républicains. De mon côté, je vous apporte – avec l’amour de ce peuple de France que vous êtes chargés d’élever à la pleine conscience de se droits et de ses devoirs, – toute ma bonne volonté, qui est grande, tout mon ardent désir de vous aider, de vous soutenir dans votre tâche, et la résolution ferme de vous défendre contre les attaques injustifiées dont vous pourriez être l’objet
Je compte sur vous ; comptez sur moi.
L’Inspecteur d’Académie, Guéry
(Bulletin de l’Instruction primaire – Côtes du Nord – Octobre 1904)
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