Le discours de F. de Pressensé à l’Assemblée nationale après la réhabilitation de Dreyfus

Le colloque organisé par les co-responsables du groupe de travail Mémoire, histoire, archives de la Ligue des droits de l’Homme, Emmanuel Naquet et Gilles Manceron, et consacré à deux figure de l’histoire du XXème siècle disparus il y a tout juste un siècle, Jean Jaurès et Francis de Pressensé, a permis de rappeler les liens d’amitié qui unissaient ces deux hommes, et leur souci commun de faire triompher la justice.

Ci-dessous, voici le discours prononcé par Francis de Pressensé à l’assemblée nationale au moment de la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, le 13 juillet 1906. Pressensé était alors député et président de la Ligue des droits de l’Homme (il l’a été de 1903 jusqu’à sa mort en 1914). On est loin des « petites phrases » qui émaillent la vie parlementaire aujourd’hui…

Rappel utile : les vidéos du colloque sont sur cette page.

Messieurs, vous comprendrez que c’est avec émotion que je monte à cette tribune à l’heure actuelle, d’une part pour célébrer avec vous le triomphe de la justice et la clôture judiciaire de cette grande crise, d’autre part pour prendre acte des réparations auxquelles le gouvernement nous a associés en ce qui concerne l’une des plus grandes iniquités qui aient été commises dans les temps modernes, et aussi pour demander au gouvernement s’il ne compte pas donner quelques satisfactions plus amples à la conscience nationale.

Mon émotion est d’autant plus naturelle que je ne peux pas me soustraire à un souvenir. Le jour où nous délibérons, il y a précisément, presque jour pour jour, huit ans que dans cette enceinte même nous assistions, grâce à une défaillance momentanée de l’esprit public, à un triomphe apparent du crime et à une défaite, qui semblait irrévocable, de la cause du droit, grâce à la production d’un faux.

Et aujourd’hui 13 juillet 1906, il y a huit ans jour pour jour que les portes des prisons de la République s’ouvraient devant le colonel Picquart, qui était coupable, lui, d’avoir vu la vérité, d’avoir voulu la dire, de n’avoir pas voulu se rendre complice du supplice d’un innocent, d’avoir découvert un faux et d’avoir voulu le dénoncer au gouvernement. (« Très bien ! Très bien ! »)

II y a quelquefois de ces rencontres, je dirai de ces revanches que la justice nous offre, et il y a vraiment une haute convenance morale que la cour suprême ait fait la lumière définitive, précisément le lendemain de l’anniversaire du jour où nous avions assisté à cette éclipse momentanée de la générosité et de la lucidité du peuple français, qui est en général si épris de droit et de lumière.

Il est aussi tout à fait convenable que nous nous occupions de ces choses à la veille de l’anniversaire du jour où nos pères ont pris la Bastille, non pas assurément pour renverser les pierres d’une forteresse, mais pour détruire un monument qui était pour eux le symbole de l’iniquité, de l’arbitraire et de l’oppression. (« Très bien ! Très bien ! »)

À l’heure actuelle, on peut dire que le drame judiciaire est clos, que le droit a été dit, que l’innocent a recouvré officiellement l’honneur que depuis huit ans il avait reconquis pour tous ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

L’artisan sans tache de cette grande oeuvre de justice vient de recevoir le tri¬but du respect, de la reconnaissance, de l’admiration méritée du peuple de France qui va trouver en lui désormais, avec un champion stoïque du droit, un officier de premier ordre qui pourra lui rendre des services incomparables sur d’autres terrains.

Aussi, messieurs, je m’associe avec joie à l’allégresse universelle en ce grand jour. Je salue avec joie l’oeuvre de la Cour de cassation ; je salue avec joie le courage avec lequel cette haute magistrature a su se mettre au-dessus de la tempête d’outrages et de calomnies qui s’était déchaînée sur elle ; elle ne s’est pas préoccupée de ce qui avait été fait ici dans une heure de défaillance ; elle ne s’est pas préoccupée de cette loi de dessaisissement qui ne laissera de souvenir et de trace dans notre histoire que pour flétrir ceux, qui en ont été les auteurs. Je suis heureux également de saluer ceux qui ont été les initiateurs de la seconde révision, monsieur Combes et le général André qui, avec leur loyauté et leur fermeté, ont travaillé efficacement à cette oeuvre de justice. (« Très bien ! Très bien ! » à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche ».)

Je remercie le ministère actuel qui a bien voulu nous offrir ce que j’appellerai «un commencement de réparation », toutes les réparations matérielles qui étaient possibles pour ce qu’avaient souffert d’une part l’innocent, par un supplice sans nom, d’autre part, par une iniquité sans égale, le colonel Picquart…

Malgré cela, messieurs, j’estimerais manquer au premier de mes devoirs, si je me déclarais satisfait à l’heure actuelle, et si je ne posais pas au gouvernement, dès maintenant, les questions qui, j’en suis sûr, sont déjà posées au fond de la conscience de la plupart d’entre vous, et qui monteraient spontanément à vos lèvres si je ne les posais pas moi-même à cette tribune.

Et quand je parle ici, messieurs, j’ai bien le droit de dire que je ne parle pas seulement en mon nom personnel, moi qui me fais honneur, et qui me ferai honneur jusqu’à la fin de ma vie d’avoir pris la place que j’ai prise et d’avoir joué le rôle que j’ai assumé dans ce grand combat. Non ! Je ne parle pas seulement en mon nom personnel ; je sens autour de moi se presser toute la foule de ces grands citoyens qui ont pris parti, eux, dans cette bataille, qui n’ont pas calculé quels en étaient les risques et les dangers, qui ne se sont pas demandé de quel côté étaient les chances -et au début, certes, nous n’avions pas la force, nous étions une poignée d’hommes qui luttions contre une opinion presque unanime. Ils se sont jetés dans la bataille, ce sont eux qui ont contribué le plus efficacement au triomphe du droit. Grâce au sort cruel, ils sont tombés sur le chemin ; ils n’ont pas eu la joie et la consolation de voir le triomphe que nous saluons aujourd’hui et dont ils ont été les bons ouvriers.

C’est leur voix que je voudrais vous faire entendre à la place de la mienne. Je voudrais que ces hommes fussent à la tribune à l’heure actuelle. Ils vous diraient avec éclat, avec force, ce qu’il est indispensable de faire à côté des réparations déjà accordées. Permettez-moi de les rappeler rapidement à votre souvenir.

Ces hommes, c’était tout d’abord Bernard Lazare qui s’était jeté dans la mêlée avec toute l’ardeur de son tem¬pérament chevaleresque et avec sa rai¬son critique formée aux bonnes méthodes scientifiques, nourri du suc des bonnes lettres. (« Très bien ! Très bien! » à l’extrême gauche.) Il eut le courage, il eut l’héroïsme de secouer la consigne et le joug du silence universel, d’attaquer un préjugé unanime.

Avec lui, il y eut Scheurer-Kestner, ce noble enfant de l’Alsace. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

À côté de lui était ce grand savant qui s’appelait Grimaux. (Nouveaux applaudissements.) Avec la naïveté, avec la candeur d’un vrai savant, il s’était imaginé qu’il suffisait que la vérité fût démontrée pour qu’elle triomphât ; et il a succombé infiniment moins aux blessures, pourtant bien cruelles, qui furent infligées à ses intérêts et à son coeur, qu’à l’espèce de désespérance qui s’était saisie de lui quand il avait vu la défaillance de la France et quand il avait vu le pays de la Révolution infidèle à ses traditions, à son génie, à sa générosité.

C’était Trarieux, qui nous a montré ce que le culte du droit peut donner d’intuition du juste, et combien la fidélité obstinée et simple à un grand devoir hausse le caractère d’un homme, élargit son esprit et ennoblit sa destinée. (Applaudissements.)

Enfin, il y avait surtout, par-dessus tous, Zola, le grand Zola (Vifs applaudissements à l’extrême gauche et à gauche), Zola, que son amour passionné de la vérité dans tous les ordres avait préparé, prédestiné pour être le serviteur dévoué d’une grande cause. Il n’hésita pas, à la voix de sa conscience, à quitter le calme des lettres sereines, pacifiques, des lettres glorieuses et à se jeter en pleine mêlée. Il n’a pas calculé, quand il a sonné en quelque sorte dans son « J’accuse le boute-selle de cette croisade pour s’y tenir jusqu’au bout au premier rang et pour y porter et y recevoir les coups les plus cruels. (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Eh bien ! Ce sont ces hommes que vous devriez entendre à ma place. Ce sont eux qui vous diraient aujourd’hui : « Ah certes ! Nous saluons avec joie la réparation que vous nous offrez pour celui qui, innocent, a souffert si cruellement et si stoïquement à l’île du Diable ; nous saluons la réparation que vous offrez à Picquart, au témoin sans peur et sans reproche de la vérité et de la justice (Nouveaux applaudissements) ; mais cela ne suffit pas, et cela ne peut pas suffire parce qu’il n’y a pas eu seulement ces victimes-là – si dignes d’intérêt qu’elles soient – il y a eu une autre victime, une victime plus grande encore que tous ceux-là : ce fut la France elle-même, la France que l’on a essayé d’égarer, la France que l’on a essayé d’arracher à ses traditions, la France que l’on a essayé de tourner contre son propre génie, la France dont on a essayé de faire un instrument du bas antisémitisme et des crimes du nationalisme.(Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche.)

Messieurs, c’est la France elle-même qui vous dira qu’elle vous demande au nom, je le dirai de la morale publique, autre chose que ce que vous nous offrez. Oh ! Je sais très bien quelle est l’objection qu’on va me présenter tout d’abord ! On va me dire que l’amnistie nous empêche d’exercer des répressions et de faire appel aux justes lois.

Je le sais bien, messieurs, cette amnistie qui aurait singulièrement besoin d’être amnistiée elle-même (Applaudissements sur les mêmes bancs), cette amnistie qui a soulevé dès le début des protestations d’hommes qui n’étaient assurément pas des hommes de vengeance et de représailles, nous interdit à l’heure actuelle de traîner sur le banc des accusés, à la cour d’assises, afin de recevoir la sentence qu’il a méritée, celui qui a accumulé – pour couvrir le crime initial de 1894 – les crimes sur les crimes, celui qui a amoncelé les faux sur les faux, les faux témoignages sur les faux témoignages, les collusions sur les collusions, les forfaitures sur les forfai¬tures. Oh ! Je le sais, nous ne pouvons pas aujourd’hui donner à la France, à cette démocratie, la grande leçon dont elle a besoin, une leçon d’égalité devant la loi. Nous devrions pouvoir lui démon¬trer que, dans ce pays de France, la peine est égale pour les grands et pour les petits criminels ; nous aurions besoin de lui montrer par un fait éclatant que, dans ce pays de France, la justice ne réserve pas toutes ses sévérités implaca¬bles, toutes ses rigueurs impitoyables pour les petits délinquants, pour ceux dont la position même, dont la misère fait l’excuse et la circonstance atténuante, alors qu’elle réserve ses indulgences, ses faveurs, ses complicités pour les grands délinquants, dont la position privilégiée accroît singulièrement la responsabilité et centuple la criminalité. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche).

[…]

Je vous ai dit, messieurs, ce que j’avais à dire sur cette grande affaire ; je viens de vous exprimer ma pensée tout entière. Je vous ai dit avec quelle joie j’ai salué l’aube du jour de la justice. Nous y avons travaillé avec énergie et nous avons le droit d’être fiers de l’oeuvre que nous avons faite tous ensemble. Nous n’étions guère plus d’une poignée d’hommes au début, mais nous avons eu foi dans la puissance intrinsèque de la vérité, foi dans la raison et la conscience de la France ; nous nous sommes dit que quand on s’adresse à la raison et à la conscience de la France, on n’est jamais vaincu (« Très bien ! Très bien ! » à gauche) ; nous avons mis au hasard nos libertés, nos intérêts, notre repos, nos vies parfois ; nous avons remporté la victoire ; cette victoire nous voudrions qu’elle fût complète et qu’elle ne fût pas vaine. (Exclamations à droite.)

Oh oui ! Qu’elle ne fût pas vaine pour tant de grandes causes ; que l’arrêt de la Cour de cassation, pris dans toute sa réalité, fût respecté partout, dès le premier jour, et qu’on sentît d’emblée qu’on ne saurait impunément s’y attaquer.

C’est pour cela que je vous demande, encore une fois, messieurs les ministres, si vous consentirez à laisser à l’heure actuelle dans l’année un certain nombre d’hommes à qui votre débile clémence n’aurait fait que préparer à l’aide des armes que vous auriez laissées entre leurs mains, contre nos libertés et nos droits, la revanche de leur personne et de leur cause. Cela, vous ne pouvez pas le vouloir ; cela, la France ne veut pas en entendre parler ; il n’est pas possible que le terme final de cette grande affaire soit un suprême défi jeté à la raison et à la conscience de la France. Or, ce serait bien un défi à la raison et à la conscience de la France, ce serait bien un outrage à la justice que de laisser à une petite bande de malfaiteurs (Exclamations à droite. Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche), oui, de laisser à une petite bande de malfaiteurs le privilège du commandement et la faveur des décorations.