Accord National Interprofessionnel : la Ligue des droits de l’Homme écrit aux députés

L’Accord National Interprofessionnel (ANI) est largement contesté par certaines centrales syndicales.

Il n’appartient pas à la Ligue des Droits de l’Homme d’intervenir directement dans le champ politique, mais c’est son rôle d’attirer l’attention lorsqu’elle pense qu’un projet de loi risque de porter atteinte à des droits. Pierre Tartakowsky, président de la LDH, l’indique en introduction du courrier qu’il vient d’adresser aux députés : « S’il n’appartient pas à la LDH de porter une appréciation détaillée sur les différentes dispositions de ce projet de loi, il est de sa responsabilité d’attirer votre attention sur plusieurs réformes envisagées ».

Voici le texte de ce courrier, qui peut être télécharger ici en .pdf.

 

LE PRÉSIDENT

Réf : 220/13/PT/CP

A l’attention de mesdames et messieurs

les député(e)s et sénateurs(trices)

Paris, le 5 avril 2013

Vous examinez actuellement le projet de loi, adopté par le gouvernement, destiné à assurer la réforme de la législation, notamment du Code du travail, pour permettre la mise en œuvre de l’« Accord national interprofessionnel (ANI) pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés », du 11 janvier 2013, présenté le 6 mars au Conseil des ministres. Ce projet de loi s’écarte ponctuellement du texte de l’ANI, notamment pour tenir compte des engagements internationaux et européens de la France.

Cependant, sur plusieurs points, ce texte soulève des difficultés sérieuses. S’il n’appartient pas à la LDH de porter une appréciation détaillée sur les différentes dispositions de ce projet de loi, il est de sa responsabilité d’attirer votre attention sur plusieurs réformes envisagées. Les principaux points qui méritent d’être soulignés sont les suivants :

  • le droit au juge et à un procès équitable : le projet de loi multiplie les délais de prescription réduits (art. 16 – Titre VII « Prescription des actions en justice »), notamment en matière de licenciement économique (art. 13 – Sous-section 1 « Délais de contestation et voies de recours » – art. L. 1235-7-1 versus Convention de l’organisation internationale du travail (OIT) n° 158, art. 8), rendant encore plus difficile la saisine du juge par les salariés et prévoit une indemnisation forfaitaire (art. 16), ne tenant pas compte des préjudices réels et du principe de réparation intégrale, etc.
    Le projet limite le pouvoir du juge judiciaire, en supprimant son contrôle sur le motif du licenciement (art. 12 – « Accords de maintien de l’emploi », art. L. 5125-2), ou écarte le juge judiciaire, au profit du seul juge administratif, pour le contentieux des licenciements économiques (art. 13 – Sous-section 1 « Délais de contestation et voies de recours » – art. L. 1235-7-1), ou des partenaires sociaux en cas de violation de l’accord (art. 12 – « Accords de maintien de l’emploi »). Ces dispositions reprennent celles de l’ANI alors que les partenaires sociaux ne peuvent circonscrire les pouvoirs du juge.
    De telles dispositions apparaissent constitutives d’une atteinte au droit au juge (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDHLF), art. 6, et jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) ; art. 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE)). À travers le contournement du juge, c’est l’accès au droit qui est visé ;
  • le principe d’égalité : selon le projet de loi (art. 16 – Titre VII « Prescription des actions en justice »), toute action portant sur l’exécution ou la rupture du contrat de travail se prescrit par « deux ans » (à de rares exceptions près). Depuis la réforme de la procédure civile (loi du 17 juin 2008), la durée de prescription de droit commun est de cinq ans. Les salariés connaitraient, pour saisir le juge, des délais plus réduits que les autres justiciables. Cette atteinte au principe d’égalité devant la loi n’a aucune justification ; alors que, dans la majorité des cas, les salariés, liés à leur employeur par un lien de subordination, ne saisissent le juge qu’après leur licenciement, pour éviter des mesures de rétorsions tant qu’ils sont dans l’entreprise ;
  • la discrimination : selon le projet de loi (art. 8 – Sous-section 8), un accord collectif peut prévoir la possibilité, par avenant, d’augmenter temporairement la durée du travail contractuelle. L’accord « peut » prévoir la majoration des heures effectuées. Par conséquent, l’accord peut ne pas prévoir de majoration, comme le font déjà des entreprises (la Cour de cassation sanctionne cette pratique illégale). Imagine-t-on de faire signer à des salariés à temps complet des avenants prévoyant l’augmentation temporaire de leur temps de travail sans majoration pour heures supplémentaires ? Cette disposition, si elle entrait en vigueur, constituerait une discrimination indirecte à l’égard des femmes, la majorité des salariés à temps partiel étant des femmes et une telle disposition n’ayant pas de justification (la volonté des entreprises, notamment dans le secteur de la propreté, d’augmenter leurs marges bénéficiaires ne constituant pas une justification). Une remarque de même nature peut concerner la disposition sur le contrat de travail intermittent (art. 18).

Sur d’autres thèmes, le législateur devrait sécuriser la jouissance des droits fondamentaux, en précisant des garanties d’exercice de ces droits, avant de confier aux partenaires sociaux la négociation de leurs modalités d’application concrètes dans les entreprises :

  • le droit de mener une vie familiale normale. Projet de loi (art. 10 – Sous-section 2 « Mobilité interne » et art. 13 – § 4 « Mobilité interne ») versus droit international et européen (Convention OIT n° 156, CESDHLF, art. 8) ;
  • le « droit à l’emploi ». Projet de loi (art. 12 – « Accords de maintien de l’emploi », prévoyant « un licenciement individuel pour motif économique » en cas de refus, sans mesures de Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) quel que soit le nombre de salariés concernés ; idem concernant l’art. 10 – Sous-section 2 « Mobilité interne ») versus droit international et européen (Convention OIT n° 158, spéc. art. 4, 8, 9 et 13).

Le Parlement est libre d’élaborer la loi notamment en matière de principes fondamentaux du droit du travail et il lui appartient d’exercer ses compétences. Il peut modifier la loi s’il souhaite donner toute sa portée juridique aux accords signés par les partenaires sociaux. Cependant, le législateur doit respecter les engagements internationaux et européens de la France, et il lui appartient, au-delà, d’élaborer des textes législatifs qui rendent effectifs les droits fondamentaux prévus dans ces engagements.

Le projet de loi n’est pas en harmonie avec ces exigences. Par conséquent, il semble nécessaire que la LDH saisisse les députés et les sénateurs sur ces différents points pour que le débat parlementaire permette le retrait des dispositions contraires au droit international et européen. Il n’est pas souhaitable de renouveler l’expérience du contrat nouvelle embauche (CNE), tant en ce qui concerne les conséquences sur les personnes, que celles sur la crédibilité de la législation et sur l’engagement de la responsabilité de l’Etat devant les juridictions.

Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’expression de notre très haute considération.

Pierre Tartakowsky

Président de la Ligue des droits de l’Homme