Appel interassociatif du 14 septembre : investir sur la solidarité

Le 14 septembre 2010, une cinquantaine d’organisations associatives du champ sanitaire et social tiraient la sonnette d’alarme et lançaient un appel citoyen : « Investir sur la solidarité ».

A l’origine de l’appel, un constat préoccupant : les conséquences sociales et humaines de la crise économique, les politiques sociales centrées sur des objectifs d’efficacité financière et une montée du repli sur soi fragilisent encore plus les publics déjà précaires mais aussi les associations qui les accompagnent.

Aujourd’hui, face à l’urgence et parce que tous les secteurs de la société sont de plus en plus touchés par cette perte de solidarité, ce recueil interassociatif apporte des éclairages sur la nécessité de construire une société basée sur la solidarité. A l’approche de la campagne électorale, il a pour vocation d’informer le grand public et d’interpeller les candidats sur l’urgence d’investie sur la solidarité.

Le site de l’Appel se trouve à cette adresse, et l’appel peut être signé ici. Vous pouvez télécharger le livret ici.

La Ligue des droits de l’Homme a contribué à ce livret avec un article intitulé « Contre les inégalités, une solidarité de droits », dont voici le texte.

Dans la trilogie républicaine, la fraternité est souvent perdue de vue. Un peu comme si, bon an mal an, liberté et égalité devaient suffire à assurer une citoyenneté épanouie. Supplément d’âme en quelque sorte. On peut s’interroger sur les causes de cette myopie récurrente, mais on doit surtout la dépasser en interrogeant le sens profond de cette invitation à nous montrer fraternels.

Faire société

Dépassons d’emblée l’idée qu’il s’agirait là de s’adresser aux « autres » peuples ; c’est bien au fronton de nos édifices publics que la devise républicaine est gravée. Le message est bien à destination locale, à consommer sur place pourrait-on dire. Risquons une hypothèse : il s’agit tout simplement de nous rappeler que nous vivons tous dans cet endroit complexe et remuant où l’on ne choisit pas ceux avec qui l’on fait société. Car par définition, on ne choisit pas son frère. L’histoire de Caïn et d’Abel nous enseigne que la consanguinité fraternelle n’a pas que des côtés souriants et qu’elle peut, abandonnée à elle-même, déboucher sur le meurtre. À moins que la fraternité ne devienne, métaphoriquement et au-delà des liens du sang, un ensemble d’éléments qui créent du lien et de l’échange social mutuellement avantageux.

Ce qu’on pourrait alors fort bien qualifier de solidarité, est une fraternité en actes. La solidarité n’est plus une concession à la présence de l’autre, elle se déploie comme condition d’une société dont chacun – soi-même et les autres – devient un actif constituant. Elle s’inscrit comme l’un des éléments majeurs ayant permis à l’espèce humaine de lutter contre les menaces de la précarité, de faire progrès en même temps que société. Pour en rester à l’époque moderne, on constate que la solidarité se constitue toujours en socle de progrès. C’est sur la base des premières lois paternalistes sur la limitation du temps de travail dans l’industrie pour les plus jeunes que se construit une réglementation plus étendue et, avec elle, une économie du temps libéré et des usages sociaux de ce temps. Il en va de même avec les politiques sociales qui permettent de substituer à un contrat familial avec le troisième âge une solidarité intergénérationnelle basée sur un système de retraites par répartition. On pourrait à l’envie multiplier les exemples de cette économie de mutualisation : dans les territoires, pour les villes et les quartiers ; dans les domaines de la santé, avec la sécurité sociale ; dans les entreprises de réseau, avec l’enjeu d’une péréquation tarifaire permettant d’assurer un accès égal à tous.

Les dérives glacées du calcul égoïste

À l’inverse, le début des années 80 a imposé une inversion de la philosophie politique. Ronald Reagan, nouvellement élu proclamait que l’État n’était pas la solution, mais le problème. Margaret Thatcher quant à elle, y ajoutait son refus de toute politique sociale, puisqu’il n’y a pas, selon elle, de société mais juste des individus. Les conséquences de ce choix
de l’individualisme méthodologique comme explication du monde sont lourdes. À la redistribution qui a longtemps accompagné une croissance génératrice d’inclusion sociale se substitue le couple concurrence et compassion. Ce choix philosophique inspire alors les politiques publiques et fonde le « détricotage » des outils de solidarité sociale, générationnelle, fiscale. La mise en concurrence de tous avec tous, présentée comme un facteur d’efficacité et de bien-être partagé s’est, dans les faits, accompagnée d’une explosion des inégalités telle qu’elle en a profondément modifié la nature même de la société. On est ainsi passé d’une société d’inégalités supportables à une société dans laquelle les écarts sont tels qu’ils percutent l’idée même d’un vivre ensemble.

À quoi fait écho – à un niveau anthropologique – la série de crises financière, économique, sociale et écologique qui secouent l’avenir même de l’espèce. Dans ce contexte, la question de la finalité de l’économie et du rôle de ses acteurs devient plus que jamais centrale, et essentielle la finalité de la production : que produire ? Pour qui et comment ? Considérant que l’on ne peut plus consommer plus que ce que la planète ne peut supporter, les droits de l’homme, à garantir à chacun et à chacune et partout, deviennent un axe stratégique. On en arrive au point exact où la proximité entre l’économie sociale et les droits de l’homme prend de la force : la question de l’heure est de faire des droits un axe stratégique et non plus une possibilité, et ce, dans tous les domaines.

Ce n’est qu’ainsi qu’il devient possible de penser une nouvelle conception du monde, structurée autour de l’enjeu majeur – et complexe – de l’égalité, ainsi que des débats politiques qu’il ouvre et recouvre. De la solidarité…

De la solidarité…

Solidarité et égalité sont en effet inséparables des grandes tensions sociales, également politiques, qui caractérisent la période ; et leurs définitions deviennent des enjeux en fonction des conceptions qu’on se fera du monde. Ainsi pourra-t-on professer qu’il s’agit d’être solidaire de telle ou telle catégorie de population. Par exemple, des « plus pauvres », ou des « exclus » ou encore des handicapés, de la grande vieillesse… Le risque étant évidemment d’entrer, à partir de préoccupations parfaitement légitimes dans un jeu de mise en concurrence, voire en opposition, de telle catégorie avec une autre. Dans un registre caricatural, cela pourra donner l’opposition des bons chômeurs aux mauvais… D’un autre côté, on pourra poser comme principe qu’il s’agit moins d’être « solidaire avec » que de construire une société solidaire, en général. La tentation est grande, en période d’urgence sociale et alors que les marges financières de l’intervention publique se réduisent, d’opposer les deux approches. Nous pensons au contraire qu’elles sont toutes deux profondément légitimes à condition justement de ne pas les opposer. Elles permettent de combiner des droits spécifiques à un principe général, de faire reposer sur un socle de principes une arborescence de droits singuliers. Ce faisant, de décliner du droit en fonction de populations, de situations, de territoires particuliers, tout en restant dans un cadre qui ne soit pas compassionnel mais assure un progrès général.

L’investissement sur la solidarité cesse alors d’être considéré comme à fonds perdus, une sorte de « faute de mieux », lot un peu honteux réservé aux malchanceux et autres bras cassés de la vie. Il (re)devient un principe et un outil majeur d’un vivre ensemble sur un pied d’égalité en droits. Voilà les nouvelles solidarités dont nous avons besoin face aux crises financières et du travail ; des solidarités qui, à la fois soulagent, soignent, permettent de repartir de l’avant.

… et de ses instruments

C’est bien dans ce cadre qu’il faut situer les débats et les conflits qui se développent autour des services publics. Ils ont été des outils de solidarité extraordinaires et restent aujourd’hui garants d’un large pan de l’égalité sociale, territoriale, de santé, devant l’éducation et la culture. Ils appellent aujourd’hui des mesures de refonte, de modernisation, pour une efficacité nouvelle aux services des usagers. Il en va de même pour les outils de redistribution – et donc de solidarité – que sont les choix de politique fiscale, de couverture santé, de politique familiale, d’insertion…

On nous dit jusqu’à la nausée, que « nous » n’en avons pas ou plus les moyens. Et d’entonner le couplet devenu une scie économique grinçante, le taux de prélèvements obligatoires. Depuis de nombreuses années, tous les gouvernements ont repris ce refrain. Pourtant, ce taux n’a aucune signification en dehors d’une analyse de sa composition et de sa fonction. Au-delà des batailles de chiffres, il s’agit de refuser la socialisation des risques et de faire la place à toutes les formes l’individualisation du sort de chacun. Ce qui est mis en cause, ce sont ces transferts sociaux qui limitent les effets les plus criants des inégalités sociales. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les impôts soient bien partagés et que les transferts sociaux sont les meilleurs possibles. Une réforme fiscale d’envergure est indispensable : diminution considérable des impôts indirects, qui, puisqu’ils sont payés en pourcentage à la source sur des produits et des services, pèsent relativement plus lourds pour les couches sociales les moins riches ; augmentation de la progressivité de l’impôt sur le revenu, du rendement de l’ISF, taxation des bénéfices et des plus-values spéculatives. Mais ce n’est pas le taux de prélèvement obligatoire qui ouvre la voie de la justice sociale.

Face aux périls : réaffirmer un projet politique solidaire

Aujourd’hui, l’inégalité insupportable entre ceux qui possèdent droits et richesses et ceux qui n’ont rien déchire le monde. Des milliards d’êtres humains sont sacrifiés alors que les hommes et les femmes ont droit à un travail dans la dignité, à une véritable sécurité et santé au travail, à un travail et à un revenu décent, à un revenu de remplacement décent quand ils sont privés de salaire, en cas de chômage, de maladie, de handicap, et à la retraite. En même temps, le droit du travail, le droit de grève, le droit syndical et la négociation collective doivent être protégés et défendus. Au-delà des choix budgétaires qui peuvent être conjoncturels, il s’agit aussi de savoir si l’on veut jouer le succès de ces outils économiques que sont l’économie sociale et solidaire, le secteur coopératif, l’épargne solidaire, qui se situent en dehors de la sphère marchande, ou s’inscrivent en contradiction avec ses credo dominants. Les politiques publiques doivent être mises au service de ces objectifs.

C’est dire que les choix de solidarité sont au coeur même du projet politique proposé à la cité, au coeur de la fraternité qu’on entend construire. Dans le contexte de globalisation de l’économie, c’est la logique de tous les droits qu’il faut promouvoir pour qu’ils deviennent vraiment universels. Car les crises que nous affrontons, la montée des particularismes égoïstes, leurs conséquences en matière de coupes budgétaires, les finances publiques mises au service de quelques-uns – dont chacune dit le peu de cas qu’on fait des hommes et des femmes concernés – nous le rappellent à leur manière : il n’existe pas d’alternative humaniste à l’investissement dans la solidarité. Sauf évidemment à considérer l’accumulation de richesses à un pôle de la société comme une variété anodine d’humanisme.
Mais gare…