Le texte sur la parlementatisation de l’état d’urgence a été examiné ce matin en conseil des ministres, et va arriver rapidement au Parlement réuni en congrès. Quelques modifications lui ont semblent-il été apportées, mais, concernant la déchéance de nationalité, si la référence aux binationaux semble avoir été supprimée, il s’agit d’une modification purement cosmétique puisqu’on sait parfaitement qu’elle ne peut s’appliquer qu’à eux.
Cette tribune, cosignée par Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, est parue dans le journal Le Monde, et elle a été signée par plusieurs personnalités.
« Parlementaires, rejetez ce texte au nom de nos libertés »
Tribune. La France est une république parlementaire. Sous la Ve République, le président a certes des pouvoirs très étendus mais seuls le Parlement et le peuple français peuvent modifier la Constitution. Sur proposition de François Hollande, le gouvernement soumet au Parlement – donc à chacun des parlementaires – un projet de loi visant à introduire dans la Constitution une disposition qui légitime et autorise la déchéance de la nationalité française.
Parlementaires, ce projet de révision, ce sera sans doute l’un des votes les plus importants de toute votre vie politique. Nous demandons à chacun d’entre vous de réfléchir en conscience et, dans l’intérêt supérieur de la République et de la Nation, de le rejeter.
Quel message donneriez-vous en effet aux Français, d’aujourd’hui et surtout de demain, de ne mentionner dans la Constitution qui s’ouvre par la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, symbole d’unité entre tous les Français, notre nationalité que pour affirmer l’éventualité d’en être déchu, notamment pour de simples délits politiques ?
Dans la version d’origine, la mesure de déchéance ne s’appliquait qu’aux Français possédant une autre nationalité, instituant dans le texte le plus fondamental de notre République une distinction peu compatible avec ses principes, qui a choqué.
Dans la version récemment amendée par le gouvernement, la déchéance s’appliquerait à tout Français condamné « pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ». Le premier ministre s’est aussi engagé à faire ratifier une convention internationale de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie.
La distinction entre Français – selon qu’ils possèdent ou non une autre nationalité – s’inscrira donc dans la loi plutôt que dans la Constitution. Un Français doté d’une seule nationalité pourra cependant aussi être déchu. Car la France, en signant la convention de 1961, s’est gardé la possibilité de transformer un Français en apatride si son comportement a été « de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l’Etat ».
Enfin, cette dernière version du projet de réforme constitutionnelle prévoit non pas seulement qu’un crime mais qu’un simple délit « constituant une atteinte grave à la vie de la Nation » pourra conduire à une déchéance de nationalité. Etendre une sanction aussi grave à de simples délits, catégorie la plus vaste de notre droit pénal qui englobe notamment les délits d’opinion, c’est ouvrir la porte à ce qu’un jour, pour des raisons d’opinion politique, syndicale ou de divergence d’idées avec un pouvoir autoritaire, un Français puisse être déchu de sa nationalité. Le Conseil d’Etat s’y était donc nettement opposé.
Au total, le nouveau projet du gouvernement continue de traiter inégalement les Français, ouvre la voie à des situations d’apatridie, et surtout institue dans la Constitution une menace pour notre liberté politique, au fondement même de toute démocratie.
Depuis 1803, les règles relatives à la nationalité n’ont plus figuré dans aucune constitution de la France. Quand ces règles sont inscrites dans des constitutions étrangères, comme aux Etats-Unis, c’est seulement pour y affirmer de grands principes qui unissent, comme le droit du sol ou la naturalisation.
Nous vous demandons, Mesdames et Messieurs les parlementaires, de laisser la déchéance de notre nationalité dans le domaine législatif, dans des dispositions qui pourront continuer de varier selon l’alternance des majorités et les changements de contexte. La Constitution n’est pas destinée à être le réceptacle de mesures de circonstances, et c’est se tromper sur les fonctions d’une constitution que de vouloir constitutionnaliser la déchéance.
Face aux terroristes qui, cherchant à mourir en tuant, n’accordent aucune importance à leur nationalité, vous devez réaffirmer l’égalité devant la loi, les droits fondamentaux de l’homme et la liberté politique qui nous unissent et qui seuls nous feront triompher.
Jacques Attali, écrivain ; William Bourdon, avocat ; Stéphane Brabant, avocat ; Daniel Cohen, économiste, membre du Conseil de surveillance du Monde ; Marie-Anne Cohendet, professeur de droit ; Daniel Cohn-Bendit, ancien parlementaire européen ; Mireille Delmas-Marty, professeur émérite du Collège de France ; Luc Ferry, ancien ministre ; Pascale Gonod, professeur de droit ; Christine Lazerges, professeur de droit ; Henri Leclerc, avocat ; Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel ; Thierry Marembert, avocat ; Thomas Piketty, économiste, chroniqueur au Monde ; Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France ; Dominique Schnapper, sociologue ; Patrick Weil, historien.