L’affaire Leonarda ne fait plus la une de l’actualité, et c’est sans doute heureux. N’empêche qu’il y a une analyse à côté de laquelle les médias semblent être passés sans la relever, et c’est Pierre Tartakowsky qui la livre dans son éditorial de l’édition d’octobre de LDH info, le bulletin mensuel de la Ligue des droits de l’Homme.
Cette affaire a bousculé l’emploi du temps du ministre de l’intérieur, et provoqué les interventions du premier ministre et du président de la République lui-même. On peut par conséquent légitimement supposer que l’affaire les a préoccupés, et c’est un euphémisme.
Le premier ministre et le président ont donc décidé de vérifier, par une enquête, si la loi avait bien été respectée, et si les services de police ne l’avaient pas outrepassée.
Résultat de l’enquête : la loi a été respectée, mais, peut-être les policiers ont-ils manqué de tact…
Donc, la loi ayant été respectée, rideau.
Et tout ce beau monde de passer à autre chose (il est vrai qu’ils n’avaient que l’embarras du choix…).
Mais alors, pourquoi un tel malaise ? Uniquement parce que les policiers auraient peut-être été malpolis ?
Il n’est venu à l’esprit de personne, apparemment, que l’origine du malaise pouvait venir de la loi elle-même ? et qu’il est tout autant scandaleux d’arrêter et d’expulser un mineur qui est scolarisé pendant le temps scolaire qu’au supermarché ? et qu’il serait sans doute opportun de la changer, cette foutue loi. Car enfin, si Hollande a été élu, c’est aussi un peu pour que cesse cette politique de chasse à l’enfant…
Avec Pierre Tartakowsky, la ligue des droits de l’Homme, quant à elle, a fait le choix de la fraternité, plutôt que d’accepter celui qu’on avoulu donner à Leonarda
Refusons le « choix de Leonarda » pour celui de la fraternité
L’éditorial de Pierre TARTAKOWSKY, président de la LDH
Le Choix de Sophie est un émouvant roman qu’Alan J. Pakula a fort bien su porter à l’écran, avec talent et émotion. On aurait préféré s’en tenir à cela et s’épargner « Le choix de Leonarda », mauvais remake bâcle de mauvaise grâce et sans amour, par un François Hollande qu’on a connu mieux inspiré.
Le talent n’est pas en cause ; c’est au contraire la cause qui s’avère sans talent. Comment le président de la République — liberté, égalité, fraternité — a-t-il pu penser un seul instant que proposer d’éclater une famille, encourager au reniement familial, à la lâcheté filiale, allait satisfaire l’opinion publique ? Comment a-t-il pu opposer le droit à la vie de famille et le droit à l’éducation ? Substituer un choix de mutilation à un droit d’enrichissement ? On en reste pantois pour lui, désolés pour nous, inquiets pour Leonarda et tous les autres.
Car il y en a d’autres, dont la liste serait tout à la fois fastidieuse et émouvante. Faut-il, à eux aussi, proposer ce pacte de sang qui consiste à se couper des siens pour se construire soi-même ? C’est impensable. Cela devrait être impensable. Le fait que cela ait été pensé et dit, avec sans doute la bonne conscience des inconscients, devrait faire réfléchir : comment le gouvernement en est-il arrivé là ?
La réponse est simple : en suivant la mauvaise voie tracée par le gouvernement précédent, celui-là même qu’il a critiqué, battu, remplace. La loi sur l’immigration participe d’un paradigme qui vient de loin, et qui est celui d’une méfiance globale vis-à-vis de « ces gens-là ». Le sarkozysme l’a mis en forme et, bizarrement, le gouvernement Ayrault en a accepté l’héritage. Quitte lorsque l’opinion s’émeut à offrir en pâture l’hypothèse d’une erreur possible des services de police…
Une erreur ? L’erreur fatale serait de croire qu’il y en a une. La loi a bien été appliquée. ll se trouve que cette loi bien appliquée est une mauvaise loi. Car pour qu’un fait divers réussisse, en moins de cinq jours, à émouvoir la France, à faire s’exprimer son Premier ministre, à précipiter une enquête administrative, à bousculer l’agenda du ministre de l’intérieur, à diviser la majorité gouvernementale, à déclencher un mouvement de manifestations de lycéens et d’étudiants, à faire sortir la compagne du président de la République du bois de l’humanitaire et, finalement, à contraindre le Président lui-même à prendre la parole… C’est sans doute qu’il y a un problème.
Certains intellectuels médiatiques — à vrai dire plus médiatiques qu’intellectuels — s’émeuvent d’ailleurs de ce remue-ménage et gourmandent le peuple, dénonçant ici la « dictature » de l’émotion, là l’« hystérie » qui aurait saisi l‘opinion. Diable ! Moins délicats sous le précédent quinquennat, voudraient-ils aujourd’hui une République de glace, peuplée d’icebergs et d’aphorismes froidement calibrés du style « il faut bien qu’à un moment la loi s’applique » ?
L’émotion serait-elle à proscrire ? Nous ne l’avons jamais pensé. Ce qu’elle nous dit ici, c’est que cette loi bien ou mal appliquée — constitue un authentique facteur de désordre civique ; qu’elle heurte la conscience et la raison, le cœur et l’intelligence, qu’elle piétine ce que nous appelons la fraternité ; et que, ce faisant, elle met en péril bien plus que Leonarda et sa famille, bien plus que le jeune Knatonik et tous leurs semblables : les valeurs républicaines de l’égalité et de la solidarité. C’est très exactement ce qu’ont voulu signifier les lycéens et étudiants qui sont descendus dans la rue après avoir, pour beaucoup d’entre eux, tracé le symbole mathématique « égal » sur leurs joues. C’est le message qu’ils ont envoyé en signifiant que si Leonarda n’était pas en cours, ils n’y étaient pas non plus. Tel est l’enjeu. Voilà pourquoi la LDH s’est immédiatement solidarisée avec leurs manifestations, en défilant à leurs côtés. Voilà pourquoi elle accompagne les efforts de toutes celles et tous ceux qui exigent le retour de Leonarda et de sa famille, pour le droit à l’éducation, pour le droit à une vie familiale, pour le droit à la dignité dans l’égalité. Voilà pourquoi elle, ils, doivent revenir chez eux. Car tant qu’ils n’y seront pas, nous ne serons pas non plus tout à fait chez nous. En République.