Henri Leclerc, avocat, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, qui sera à Quimper le vendredi 17 février où il donnera une conférence sur le thème « Justice et pouvoir : où en sommes-nous en cette fin de quinquennat », répond à la question récurrente : « vous parlez toujours des droits, mais que faites-vous des devoirs ? ».
Combien de fois avons-nous entendu l’antienne ? « Vous parlez toujours des droits mais jamais des devoirs » Et l’assemblée d’approuver en hochant la tête. Alors il faut inlassablement recommencer. D’abord le problème n’est pas nouveau. Le 4 août 1789, le jour de l’abolition des privilèges l’abbé Grégoire, qui mérite pour bien d’autres raisons notre considération, se rallie à la proposition de Camus, soutenue par tous les adversaires du principe même d’une déclaration des droits, de faire une « Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen ». Il expose clairement les arguments que balbutient nos actuels contempteurs. Malgré cela la proposition est repoussée par 570 voix contre 533. Ce sera donc une « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».
Ce n’est pas le lieu de faire ici l’exégèse d’un texte, dont je n’aime pas qu’on le qualifie de « sacré », mais d’analyser les mots employés pour mieux comprendre ce qu’ont voulu dire les constituants. Ce qu’ils souhaitent c’est que la Déclaration « constamment présente à tous les membres du corps social leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ». Voilà que tout est dit ! : c’est l’énoncé des droits qui renferme toute la mesure de devoirs. Et l’article 4, affirmant que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » précise que « ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi », qui, aux termes de l’article 5, « n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » alors que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché ». Les droits c’est affaire de principe, de nature de l’homme, et c’est pourquoi ils sont imprescriptibles, les devoirs eux sont les conséquences du contrat social qui détermine les bornes de la liberté, par la loi, expression de la volonté générale. Voilà le sens profond de la Déclaration de 1789.
La Déclaration de 1793 ne définit toujours pas de devoirs spécifiques de l’Homme. Elle ne parle que des devoirs de la société à l’égard des citoyens malheureux, et attribue au peuple, le devoir d’insurrection qui est le « plus sacré des droits et le plus impérieux des devoirs » lorsque le gouvernement viole ses droits. Est-ce à cela que font référence ceux qui nous reprochent de ne pas exalter les devoirs ?
Il faudra attendre les thermidoriens pour qu’apparaisse une « Déclaration des droits et des devoirs », celle 1795, qui oublie la liberté d’opinion et la liberté d’expression, et patauge lamentablement lorsqu’il s’agit d’énoncer des devoirs : ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse ( c’était déjà la limite fixée à la liberté par la Déclaration de 1793 ) ; obéir aux loi et ne pas leur désobéir même par ruse ( ce qui est contenu dans la définition même de la liberté) ; être « bon fils, bon père, bon frère, bon ami, bon époux » , ce qui est d’une platitude moralisante bien faible ; servir la Patrie. Mais le plus important n’est-il pas pour ces réactionnaires d’affirmer à l’article 8 que « c’est sur le maintien des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail et tout l’ordre social ». Travail, Famille, Patrie ….et Propriété : voilà ce qui arrive quand on veut définir des devoirs de l’Homme !
Les rédacteurs de la Déclaration universelle de 1948 se sont bien gardés d’énoncer des devoirs. Simplement, de façon très générale, l’article 28 dit que, « l’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personne est possible ». Quelle communauté ? La nation ? Le texte reste ambigu mais précise néanmoins que seule la loi peut limiter les libertés et qu’elle ne peut le faire que pour assurer les droits et libertés d’autrui et « afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien général ». Et encore faut-il que ces mesures de restriction soient nécessaires dans une « société démocratique », comme le précisera de façon plus claire et plus précise la Convention européenne.
Voilà pour les textes. Voyons les raisons. Les devoirs ne sont ni naturels, comme l’avaient bien vu nos pères constituants en 1789, ni universels, comme l’avaient constaté les nations assemblées en 1948. Quels devoirs faudrait-il énoncer ? Devoirs religieux ? Ils seraient en contradiction avec la liberté religieuse, qui comprend celle de ne pas avoir ou de changer de religion. Devoirs moraux ? Mais la liberté ne peut avoir d’autres bornes que celles qui sont définies par la loi. L’ordre moral n’est pas l’ordre public. Quant à l’obéissance à la loi, elle fait partie de la définition même de la liberté. Alors on en revient au débat de 1789. Il n’y a pas besoin d’énoncer de devoirs puisqu’ils sont contenus dans la Déclaration des droits. Nous avons pour seul devoir celui de respecter les droits d’autrui. Combattre pour la défense des libertés individuelles mais aussi des droits économiques et sociaux c’est exercer nos droits de citoyens. Et nous avons effectivement le devoir de les exercer. Les sociétés démocratiques reposent sur l’existence des droits égaux de citoyens libres d’où émane le pouvoir. Ce sont les sociétés totalitaires qui reposent d’abord sur l’obéissance, sur des devoirs de l’Homme auxquels des droits peuvent alors être concédés.
Henri Leclerc, président d’honneur de la LDH
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