Dans son dernier éditorial du bulletin mensuel de la Ligue des droits de l’Homme « ldh info », Pierre Tartakowsky, président, revient sur la « crise » alimentaire de ces dernières semaines.
Démocratie Findus ?
On qualifiera la métaphore de facile, mais comment ne pas voir dans les lasagnes à la viande de cheval une sorte de métaphore politique et sociale ? Car dans cette affaire d’agroalimentaire, on comprend bien que l’enjeu premier n’est ni le goût ni le dégoût, pas plus d’ailleurs que la préséance de la noblesse supposée du cheval sur la rusticité avérée du bœuf. Le scandale revêt comme toujours des vertus éclairantes, et c’est ce qu’elles révèlent qui nous intéresse. À titre de consommateurs, de producteurs, de citoyens ; autrement dit, à titre politique.
D’abord parce que, si l’on ose dire, la lasagne voyage en bonne compagnie : à peine avait-on détecté de la viande de cheval censée être du bœuf que l’on apprenait que l’Union européenne venait d’autoriser de nouveau l’usage des farines animales dans l’aquaculture et, à terme, dans l’élevage des porcs et des volailles. De nouveau, oui, car le précédent tragique de l’encéphalite spongiforme en avait interdit l’usage en 2001. Il faut croire que les groupes de pression de l’agrobusiness misent sur la mémoire courte des consommateurs ; ou sur leur déficit d’information, lui-même directement lié à l’opacité du système.
Pour des raisons objectivement incontournables, la viande ne se prête pas au marché à terme. Cette singularité entraîne une multiplication mécanique des intermédiaires, multiplication qui, elle, permet d’augmenter les marges bénéficiaires, quitte à donner le tournis et à rendre, de fait, les contrôles et la traçabilité plus difficiles. Cette organisation de l’opaque, comme d’ailleurs les efforts faits pour « réhabiliter » les farines animales, s’enracinent donc dans l’organisation très pensée du jeu libre des marchés et de leurs acteurs, lesquels se préoccupent comme d’une queue de cerise de la sécurité et de la santé publiques. Cette situation inquiétante a évidemment à voir avec l’état de la filière agroalimentaire, toujours plus riche en intermédiaires entre le producteur et le consommateur, toujours davantage soumise à des normes de production et de rentabilité, toujours moins contrôlée du point de vue sanitaire et douanier. Au final, cela donne un produit aux aspects chatoyants, au contenu mensonger, à la capacité alimentaire discutable, et dont l’analyse poussée relèverait sans doute davantage d’un thriller que de la gastronomie… Ainsi se trouvent concentrés dans une simple boîte de surgelés un faisceau de problèmes contemporains brûlants : la mainmise mondialisée de quelques groupes sur l’alimentation de la planète, l’hégémonie d’une pensée pseudo économique qui en garantit la pérennité, au détriment d’une agriculture durable adossée à des chaînes courtes de distribution, la capacité des États à contrôler une chaîne alimentaire livrée aux jeux de l’Organisation mondiale du commerce, le fait, enfin, que la boîte en question relève d’une marque relativement bon marché et que le « minerai » dont elle était bourrée se retrouve, fatalitas, dans les assiettes de familles populaires…
Cette situation se vérifie dans notre pays même, où le système de contrôle actuel ne permet plus d’encadrer le marché économique européen, ni de détecter les éventuelles fraudes qui en découlent. Sait-on par exemple que l’entreprise Spanghero, montrée du doigt comme responsable du faux étiquetage, se situe dans un département où la répression des fraudes ne compte qu’un seul agent pour toute l’industrie alimentaire ? On mesure une fois encore à quel point la mise en œuvre de la transparence et de la traçabilité, droit sanitaire et démocratique, reste lettre morte si les instruments d’une politique sociale ne suivent pas. L’emploi, ici comme ailleurs, s’inscrit dans un objectif. Et à force de peser sur lui en lui reprochant son coût, on en arrive à des économies très coûteuses au plan social. Et même au plan économique. Gageons en effet qu’il faudra un certain temps avant de retourner aux lasagnes « pur bœuf ».
Au-delà de nos assiettes – horizon déjà non négligeable – l’affaire devrait nourrir une réflexion sur la démocratie et sur son effectivité, sur le rôle de l’État comme garant collectif et organisateur des territoires et des productions, en amont de simples contrôles sanitaires. Peut-on réellement, à cet égard, se contenter de faire les gros yeux aux industriels concernés en exigeant… qu’ils s’autocontrôlent ?
Il va sans dire que ces questions sont posées à l’ensemble du corps politique et social, et non à la seule Ligue des droits de l’Homme ; et qu’elles valent bien au-delà de ce fait divers alimentaire. Mais une fois de plus, elles vérifient la dimension planétaire du plus petit de nos problèmes, le fait que l’Europe est le niveau auquel il faut intervenir, et que les marchés ne peuvent, en l’espèce, être des acteurs de confiance. Sauf à ramener la démocratie au rang d’une vulgaire lasagne au cheval.
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