Le numéro de mars de la revue trimestrielle de la Ligue des droits de l’Homme, « Hommes et libertés », s’ouvre sur un éditorial signé par son président, Pierre Tartakowsky. Écrit au début de la campagne pour l’élection présidentielle, et, de surcroît, avant les tueries de Montauban et de Toulouse, le texte a conservé une actualité saisissante, et le lire aujourd’hui, à la lumière de ce qui s’est passé depuis sa rédaction, lui apporte une autre dimension.
Entendre le président de la République se présenter comme candidat du peuple, en figure de la France qui se lève tôt, en apôtre du gagner plus…
Entendre Jean-François Copé expliquer, main sur le cœur, que la crise – que dis-je ? – les crises, étaient totalement imprévisibles.
Entendre un ministre de l’intérieur, intime parmi les intimes du Président, expliquer que certaines civilisations valent « évidemment « mieux que d’autres…
On peut évidemment en rire, tant les ficelles sont grosses et la pensée épaisse. Et miser sur le bon sens politique du peuple, sur l’expérience pour estimer que ces boniments de bas étage trouveront bientôt leur juste sanction électorale.
On peut aussi s’inquiéter. Du contenu même des propos tenus, tant ils sont incroyablement racoleurs et mensongers. Qui pourrait accepter l’idée que les crises financières étaient « imprévisibles », alors même que des dizaines d’ouvrages entassés sur les rayons de nos bibliothèques en avaient, à l’avance, démonté les mécanismes? Qui pourrait avaler que Nicolas Sarkozy est un enfant des faubourgs ouvriers, «très simple », comme le confie si délicieusement sa femme aux médias qui veulent bien l’entendre ? Qui voudrait, enfin, croire que ce gouvernement a pris le parti du travail et non des acteurs de la mondialisation financière?
Notre inquiétude va plus loin.
Aussi étrange que cela puisse paraitre à l’ère de la société du spectacle, nous considérons qu’il n’est pas fatal que la démocratie chemine aux côtés de la démagogie, et moins encore d’une anomie portée à un niveau de saturation permanente.
Tordre les mots pour piétiner le réel
La campagne présidentielle est loin d’être terminée, au moment où nous écrivons ces lignes, mais elle aura été marquée par deux séquences politiques assez singulières en termes de représentation.
La première, évoquée par l’image du «capitaine à la barre», visait à nous présenter un président de la République trop absorbé par les tâches urgentes de la conjoncture pour se livrer au jeu de la démocratie. Les alternatives possibles, les débats d’idées, la possibilité même d’une rupture avec les dogmes en cours, tout cela était renvoyé au domaine du futile : foin de bavardages, en quelque sorte. il faut insister sur la violence symbolique et politique que cela constitue, de la part d’un élu aux affaires depuis dix années, et président de la République depuis cinq !
La seconde phase, tout aussi catastrophique pour l’idée démocratique, a été constituée par ce que l’on a appelé la «droitisation » du discours – réaffirmation de la hiérarchie entre les civilisations, Dénonciation de l’immigration comme « problème », centralité de la viande hallal… -,doublée d’un populisme débridé avec la condamnation convenue des retraites chapeau, et autres outrances » de la finance ».
Ces deux moments partagent en commun de tordre les mots pour mieux piétiner le réel. Là est le risque majeur.
Certes, ni le mensonge ni l’approximation ne sont des maux nouveaux en démocratie; mais la systématisation de leur mésusage, alliée aux souffrances qui travaillent le corps social, constituent un mélange stuporeux, pathogène.
Dit plus simplement, le risque est énorme que les gens n’y comprennent plus rien, pire encore, qu’ils doutent de tout. Cette pédagogie de la désespérance est déjà à l’œuvre ; elle se lit dans l’abstention, elle nourrit les dérives les plus outrancières, les plus régressives. Car si plus rien n’est vrai, plus rien n’est faux et tout se vaut. Dans ces conditions, pourquoi ne pas expérimenter le Front national? Pourquoi ne pas sortir de l’euro, revenir au franc, taxer les chômeurs, expulser plus encore et toujours plus? Ainsi l’hubris sarkozienne conduit-elle tout droit à une novlangue à la puissance dix, un monde d’apparences, d’autant plus cruel et injuste qu’il n’est que d’apparences: un débat mais sans raison, un ordre mais sans justice, une démocratie mais sans sanction populaire…
Une presse qui rassemble les intelligences
Dans ce contexte assez délétère, la presse écrite nationale, si l’on excepte Le Figaro, tristement ramèné par son propriétaire à un rôle de chien couchant, joue un rôle d’éclairage non négligeable. Au gré de la crise de la représentation politique, elle en est venue a assumer un rôle nouveau, de « rassembleur d’intelligences », au travers de grandes réunions nationales, tables rondes, rencontres d’intellectuels. C’est un phénomène relativement neuf auquel il convient de réfléchir, tant il témoigne d’un intérêt pour un débat d’idées au détriment d’une information jugée comme trop pauvre, trop uniforme. À cet égard, la vigueur de la presse Internet, notamment avec Mediapart, doit également être soulignée.
En ce sens, la réflexion sur les médias, les contradictions qui les traversent, les rapports de connivence et de pouvoir qu’ils entretiennent à la représentation politique ne cessent de se modifier, contraignant ainsi les citoyens à revisiter en permanence l’analyse qu’ils ont de leur fonctionnement.
Reste que le réel n’est pas fait d’apparences. Un élément frappant de la présente phase électorale tient sans doute au décalage fascinant qui se confirme, de sondage en sondage, entre les efforts médiatiques du Président sortant, ses «coups », « sorties » et autres petites phrases calibrées, et l’impact négligeable qu’ils ont sur l’opinion publique. La crise, évoquée comme un mantra par Nicolas Sarkozy pour échapper à ses responsabilités, pèse réellement et appelle de vraies réponses, de celles qui, justement, passent par de vrais débats, peuplés de mots ayant un sens, et permettant de ce fait d’échanger des désaccords qui valent toujours mieux que des malentendus.
Hugo, en son temps, se targuait d’avoir « mis un bonnet rouge au dictionnaire ». Sans doute est-il temps de penser aux bonnets que nous entendons faire portera la représentation politique, aux mots qu’elle choisira pour incarner son projet, au fonctionnement médiatique qui en assurera la vitalité en l’exposant aux vents salutaires de la confrontation.
Cet éditorial, écrit avant les tueries de Montauban et de Toulouse, n’a pas été modifié. À sa façon, il en éclaire le contexte.
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