Le dernier numéro de la revue de la Ligue des droits de l’Homme, « Hommes et Libertés », contient un remarquable dossier intitulé « le handicap : regards croisés », composé de plusieurs articles, parmi lesquels « Handicap : droit(s) devant ! », « pour le respect des droits cuturels », « handicap psychique : de l’enfermement à l’autonomie », « pour une société inclusive »…
Ce dernier numéro s’ouvre sur un éditorial du président de la LDH, Pierre Tartakowsky, qui revient sur ce fait divers qui a défrayé la chronique et donné l’occasion à la droite de distiller ses clichés désormais bien connus ; mais aussi, et c’est grave, à une certaine gauche, de les reprendre à son compte. Une certaine « gauche » incarnée bien entendu par le ministre de l’intérieur, qui a décidément davantage de points communs avec ses derniers prédécesseurs du dernier septennat qu’avec de grands ministres tels que Pierre Joxe.
Rappelons, avant de reproduire l’éditorial de Pierre Tartakowsky, que Hommes et Libertés est une revue trimestrielle, dont l’abonnement coûte 25€ (un an, quatre numéros), et qu’elle est une véritable mine d’informations pour les défenseurs des droits. Son existence est précaire : son équilibre financier est très fragile, et elle a besoin de nouveaux abonnés (s’adresser au siège de la LDH, 138 rue Marcadé, 75018 Paris).
Nice, I like not, par Pierre Tartakowsky
Le fait divers a ses lettres de noblesse. Comme production sociale, il nous renseigne sur le contexte dont il participe, sur les « seuils de tolérance » de la cité comme lieu politique, sur les hiérarchies subtiles et implicites dont le bon sens populaire est porteur. Ce pourquoi il est tenant d’en faire un exemple, un épitomé des problématiques collectives, et, partant, d’imposer des solutions valables pour le fait divers en question, et plus largement pour la société. C’est particulièrement vrai lorsque la société en question a le sentiment exaspérant de se heurter a d’insupportables injustices, de tourner en rond et d’étouffer à petit feu sans que l’État, les pouvoirs publics, la représentation politique soient d’une aide quelconque.
C’est dans ces moments que les démagogues et les esprits simples, adeptes de la loi de Lynch et de la vengeance, se déchainent pour imposer une autre conception de la justice, plus expéditive, légitimant des méthodes plus efficaces, plus individuelles, faisant l’économie de l’analyse des causes et des situations au bénéfice d’une escalade sécuritaire sans fin… La responsabilité des élus de la République est de le savoir, et de s’y opposer. On sait que l’ex-président Nicolas Sarkozy avait au contraire, dans la lignée d’un Bush et d’une Thatcher, fait le choix stratégique de flatter ces pulsions malsaines et, tout en flétrissant la magistrature, d’exacerber les pulsions sécuritaires les plus régressives au sein de l’opinion publique.
Il faut ranger l’affaire de Nice au rang des dividendes de ce choix. Elle indique, hélas, que ces pulsions n’ont plus besoin aujourd’hui de maitre à penser présidentiel pour s’épanouir et se revendiquer légitimes.
On connait les faits ; un bijoutier cambriole, deux malfrats à la petite semaine, un tir soigneusement ajuste, dans le dos de deux fuyards motorises, et un mort. Jusque-là, rien qui ne déborde du cercle de travail banal de la justice.
Mais voilà que, de façon plus ou moins spontanée, des soutiens au commerçant se mettent en place, singulièrement sur Internet, ou se déchaine un festival de propos nauséeux, haineux, racistes, apologétiques de l’autodéfense, et incitatifs au meurtre. Et que d’un peu partout, des voix s’élèvent – au mépris des faits eux-mêmes – pour plaider la légitime défense.
Curieuse « légitime défense »…
On aurait pu s’attendre à ce que les responsables gouvernementaux et les élus locaux se mobilisent pour rappeler les termes de la loi, qui n’est pas la vengeance, disent la gravité d’un homicide et soulignent que nul n’est autorisé à l’appliquer lui-même.
Qu’a-t-on vu? Le contraire: des élus locaux, président du conseil général en tête, s’honorer d’être partie prenante de cette surenchère haineuse, justifier leur engagement par une « solidarité naturelle » avec un « Niçois », ignorant superbement que la victime était, elle aussi, « niçoise » dénoncer une criminalité galopante, qu’ils prétendaient jusque-là avoir endiguée grâce à un quadrillage méthodique de vidéosurveillance, stigmatiser, enfin. Une justice complice des voyous, puisque refusant de caractériser un coup de feu dans le dos d’un fuyard comme de la légitime défense…
Légitime défense? On imagine la scène, ce dos qui s’enfuit, menaçant, sur une moto, qui est déjà à quinze, vingt mètre; et ce revolver opportunément à portée de main, et ce commerçant battu, humilié, qui considère que cela ne doit pas se passer comme ça, que cela ne va pas se passer comme ça, ah, mais non, et qui ajuste, tir ; touché !
Oh, on peut comprendre. C’est même tout le travail de la justice que s’y atteler et de prononcer la sanction qu’appelle tout homicide. Légitime colère, sans doute ; légitime défense, certainement pas. L’homme ne risquait plus rien. Il s’est vengé, tuant un homme que son statut de voleur ne soustrayait pas à l’humanité.
Pour un strict respect de l’Ordre public
Il faut grandement s’inquiéter de cette affaire, où l’on voit des élus courir après un peuple en furie pour rivaliser en propos incendiaires ; ou la voix Internet révèle et nourrit une justice ramenée à une sorte de jeu vidéo, moderne jeu du cirque.
La fabrication médiatique, dont la base répétitive et sensationnelle exclut beaucoup le recul, la réflexion et le débat, alimente de fait l’établissement d’une norme qui semble autoriser tout un chacun à introduire de plus en plus de violence dans le droit, la loi, les rapports sociaux. Il est d’autant plus incompréhensible, dans ce contexte préoccupant, que le ministre de l’Intérieur ait choisi, avant même de se rendre sur place, d’affirmer sa compréhension vis-à-vis des « petits commerçants excédés ».
Faute grave. Car il ne s’agit pas ici-sauf à entrer dans des considérations politiques électorales aussi peu honorables que dangereuses – de comprendre qui que ce soit, mais de combattre et les cambriolages, et les exécutions sommaires. Autrement dit, de refuser de traiter les enjeux de sécurité au prisme des prochaines consultations électorales, en faisant strictement respecter ordre public. C’est d’autant plus important que cet ordre public est de plus en plus souvent malmené par une série de déclarations et d’attitudes extrêmement préoccupantes, sans que cela semble émouvoir les pouvoirs publics.
Rappelons, pour mémoire, les propos du député-maire de Cholet, Gilles Bourdouleix- à ce jour toujours membre de UDI -, à propos des Roms : « Hitler n’en q peut-être pas tué assez,» Rappelons également la toute récente déclaration de Régis Cauche, maire de Croix, dans le Nord, affirmant que si l’un de ses administrés « commettait l’irréparable», il le soutiendrait. L’édile s’est empresse de corriger par le tir, par un convenu « je ne défendrai que des gens en légitime défense ». Mais l’alerte niçoise nous montre que d’ores et déjà, certains interprètent cette notion de façon plus qu’extensive.
Rappelons, enfin, la tentative de Nathalie Kosciusko-Morizet, députée UMP candidate à la mairie de Paris, de gagner des parts de marché sur la dénonciation d’un « harcélement» des Parisiens par les « Roms »…
Éloigner peurs et haines
Ne laissons pas Nice devenir une sorte de « répétition générale » des campagnes électorales à venir, en privilégiant les peurs, les haines et leur corollaire sécuritaire, sur les enjeux d’égalité et de justice.
Ne laissons pas la haine devenir un programme électoral, et la stigmatisation un outil d’0pposition des uns contre les autres et de tous contre tous. La Ligue des droits de l’Homme met en garde contre cette multiplication de propos irresponsables, qui, chacun à leur façon, contribuent à précipiter le pire. Elle invite les citoyens, les médias et les élus de la République à les prendre au sérieux, et à les dénoncer sans complaisance. Elle appelle les forces démocratiques, les organisations syndicales et le mouvement associatif, les femmes et les hommes de notre pays, à relever les défis de iustice, d’égalité et de démocratie, exacerbes par la crise financière et les politiques d’austérité, en inscrivant leurs investissements sociaux et politiques dans l’affirmation d’une société de droit, solidaire et fraternelle.