Après le Réseau éducation sans frontière (RESF) et France Terre d’asile, c’est au tour de la Ligue des droits de l’Homme de s’exprimer sur l’interview que le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a donné au quotidien Le Monde daté du 28 juin.
Alors que ces deux associations analysaient les projets du ministre (régularisation au cas par cas, quota d’expulsions, Pierre Tartakowsky, président de la LDH, se place, dans sa tribune publiée aujourd’hui par le journal Libération, se place sur le plan philosophique, rappelant les grands principes qui ont conduit la France à être, jusqu’à ces dernières années, la « patrie des droits de l’Homme », avant de devenir le pays de la chasse à l’enfant. Pierre Tartakowsky, comme les autres associations, souligne enfin l’urgence d’un moratoire sur les expulsions : on ne peut pas admettre que quelqu’un soit expulsé aujourd’hui, alors qu’il pourrait être admis au droit de séjour la semaine prochaine. Et l’urgence d’un débat de fond sur le droit des étrangers.
Voici le texte de la tribune de Pierre Tartakowsky.
Le ministre de l’Intérieur a choisi de consacrer un de ses premiers grands entretiens au Monde à la question migratoire et au traitement qu’il convient de réserver aux étrangers. La démarche n’est pas anodine et témoigne à la fois d’une attente des français et de la volonté du gouvernement de ne pas s’y dérober. Elle intervient au moment où le pouvoir prend ses marques, cherche les moyens de se dégager de l’ancien pour dessiner un avenir. De fait, les flux migratoires, l’asile, la naturalisation, les CRA font partie de ce présent qu’il convient de réévaluer pour faire destin commun. Malheureusement Manuel Valls semble décidé à sauter cette étape, fort de réponses toutes faites: pas de régularisation massive; pour cause de crise, la France continuera à situer son niveau d’accueil à trente mille ; les étrangers reconduits le soient dans la dignité…
Et si l’on faisait du neuf, pour changer, et maintenant ?
Depuis des décennies, les étrangers n’ont été qu’un sujet de préoccupation ; un problème, des problèmes et pour finir, le problème. Ce qui en pose un énorme, à notre démocratie, en polluant profondément les termes du débat public et du contrat social.
Il s’agit de sortir de cette continuité impensée ; de dépasser la chorégraphie convenue des « réalistes » contre « droits de l’hommistes », « humanistes » contre « gestionnaires »… Autant d’affrontements très éloignés de ce dont nous avons besoin : un grand débat national permettant de réconcilier la France avec elle-même autour d’un projet à vivre ensemble.
Sur ce terrain, la société civile a joué un rôle d’éclaireur; elle a porté, durant plus de vingt ans, la revendication du droit de vote et d’éligibilité aux élections locales pour les étrangers non européens résidants en France ; elle s’est opposée aux « charters » de la honte, elle s’est mobilisée pour sauver l’honneur de notre pays lancé dans une chasse aux enfants, pour assurer le respect des droits des travailleurs sans papiers… Elle reste en première ligne de la défense de la légalité internationale.
Elle attend aujourd’hui que le gouvernement aborde ces enjeux en termes de débat politique et non plus d’affrontement. Entre le « tout, tout de suite » auquel personne ne peut croire et un désespérant « le changement, c’est plus tard », il s’agit de construire la confiance en prenant le temps nécessaire aux décisions politiques. Avant d’enfermer sa pensée dans des enveloppes comptables – trente mille, plus de trente mille – qui n’ont en fait aucune vertu si ce n’est celle de l’affichage – la République a besoin de débattre sur le type de société qu’elle entend opposer aux crises, sur la place et la contribution des uns et des autres à ce projet.
Si ce débat nous évite les ornières et la fange du passé, ce sera du temps gagné pour tous. C’est pourquoi il serait sage de décider d’un moratoire des expulsions. Il permettrait l’apaisement, vaudrait engagement d’une remise à plat et signerait le décès de la détestable politique du chiffre.
Ce moratoire permettrait e débattre contradictoirement, et tranquillement, de faire la part des choses entre mensonges et réalités; il réinscrirait notre réalité nationale dans la dimension la plus généreuse de son histoire. C’est ce qui a été commencé avec l’abrogation de la circulaire du 31 mai. Ce chemin est le bon, on peut le poursuivre. Ainsi l’accès à la nationalité française devrait être facilité par des procédures élargies et stabilisées sur tout le territoire ; l’effectivité du droit d’asile suppose les mêmes procédures pour tous en matière de dépôt de dossiers, assorties d’un recours suspensif sur toute décision prise par l’Ofpra, et la suppression de la liste dite des pays d’origine sûrs ; la régularisation de tous les salariés sans papiers peut être permise par des critères stables et nationaux, en même temps que les débats parlementaires sur la réforme du Ceseda porteront sur l’attribution à tous de la carte de résident de dix ans ; la suppression des visas de court séjour, et, à défaut, la justification par les services consulaires d’une décision de refus, doit permettre une reprise normale de la circulation des personnes ; l’extension continue de la rétention administrative doit connaître un coup d’arrêt par la généralisation des procédures suspensives, respectueuses des droits des demandeurs et de leur défense, par l’interdiction absolue de la mise en Cra d’enfants, par l’existence de permanences d’avocats dans les zones d’attente ; les droits et taxes, telle celle de l’Ofii, devraient être ramenés à la juste mesure d’un simple acte administratif.
Tout cela nous inscrirait toutes et tous dans un retour à une normalité républicaine, dont le socle est l’égalité des droits. Cela semble à la fois raisonnable, démocratique, susceptible de rassembler largement. En débattre serait réconcilier le cœur et la raison, le droit et la justice, l’effort et l’enthousiasme.
Pierre Tartakowsky
Président de la Ligue des droits de l’Homme