La section Loudéac centre Bretagne de la Ligue des droits de l’Homme a travaillé, en 2011, sur les tirailleurs sénégalais qui, ayant refusé, à la Libération, d’être rapatriés en Afrique tant qu’ils n’avaient pas touché leur solde, avaient été rassemblés dans un camp à Trévé (22) de novembre1944 à janvier 1945. Ce travail, mené en collaboration avec l’historienne Armelle Mabon, avait débouché sur une animation à Trévé, l’édition d’un livret intitulé « Nous n’avions jamais vu de Noirs » qui rassemble les témoignages de Trévéens sur cet épisode de l’histoire de la commune, et sur l’érection, par la municipalité de Trévé, d’une stèle à la mémoire de ces soldats (dossier à lire ici, et là. Voir également la déclaration d’Armel Mabon à Trévé, le 18 avril 2011.
Coïncidence ? Nous avons reçu, à quelques heures d’intervalle, deux messages : le premier, d’Anne Cousin, historienne, elle aussi, et qui avait participé à l’inauguration de la stèle de Trévé :
« Il y a un an maintenant nous étions devant cette magnifique stèle… Et c’est à Dakar, précisément à Thiaroye, que je vais parler de cette page d’histoire dans trois semaines, et bien sûr de Trévé. J’emporte les photos de cette belle journée. Il y aura un hommage aux tirailleurs Sénégalais et à Sembène Ousmane, cinéaste et écrivain. Je suis aussi invitée au lycée où il y aura une mise en scène théâtrale sur ce sujet et des échanges. C’est un vrai bonheur de retourner là-bas et j’emmène aussi un exemplaire de « Nous n’avions jamais vu de Noirs » que je remettrai. Je suis passée à Plestin prendre la réédition et j’ai vu Jérôme Lucas. Je n’ai pas l’adresse courriel de la mairie, alors si vous souhaitez transmettre ce sera avec plaisir. Bien cordialement à vous ».
Le second venait d’Armelle Mabon : aujourd’hui encore, elle poursuit ses recherches, et s’intéresse particulièrement au drame de Thiaroye au cours duquel l’armée française a provoqué la mort de nombreux de ces soldats qui réclamaient toujours leur dû. La récente visite du président de la République au Sénégal, où il a évoqué « la part d’ombre de notre histoire » que constitue « la répression sanglante qui, en1944, au camp de Thiaroye, provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France », a été pour elle l’occasion de faire le point sur ses recherches dans une tribune qu’elle a publié sur le site Médiapart, et qu’elle a bien voulu nous confier.
Les archives et Thiaroye
Armelle Mabon,
historienne / maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud
Travaillant depuis plusieurs années sur les prisonniers de guerre « indigènes » de la Seconde Guerre mondiale internés en France et non en Allemagne, je m’intéresse forcément à Thiaroye, sortie de guerre problématique comme l’a rappelé le Président de la République lors de son discours à Dakar du 12 octobre 2012 : « La part d’ombre de notre histoire, c’est aussi la répression sanglante qui en 1944 au camp de Thiaroye provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France. J’ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu’elles puissent être exposées au musée du mémorial ».
Les combattants coloniaux faits prisonniers par les Allemands en juin 1940, subirent quatre longues années de captivité. À la Libération, ils sont regroupés dans des centres de transition avant le retour dans leur terre natale. Le 3 novembre 1944, à Morlaix, 2000 tirailleurs sénégalais doivent embarquer pour le Sénégal mais 300 d’entre eux refusent de monter à bord du Circassia tant qu’ils n’ont pas perçu leur rappel de solde et sont envoyés à Trévé dans les Côtes d’Armor où ils seront gardés par des gendarmes et des FFI provocant un grand désarroi d’autant qu’ils ont été nombreux à rejoindre les rangs des FFI. À l’escale de Casablanca, 400 hommes refusent de poursuivre le voyage et c’est donc 1280 tirailleurs sénégalais qui débarquent à Dakar le 21 novembre 1944 pour être immédiatement transportés à la caserne de Thiaroye. Les autorités militaires veulent les ventiler rapidement vers leurs territoires mais les anciens prisonniers de guerre refusent de partir tant qu’ils ne percevront pas leur rappel de solde comme cela leur avait été promis avant l’embarquement à Morlaix. Considérant le détachement en état de rébellion, le général Dagnan, avec l’accord du général de Boisboissel, a alors décidé de faire une démonstration de force le 1er décembre 1944. Jusqu’à aujourd’hui, la responsabilité de cet événement tragique incombe essentiellement aux anciens prisonniers de guerre qui ont enfreint la discipline militaire.
C’est en 2000 que j’ai commencé à fouiller les archives sur Thiaroye, au Centre des Archives d’Outre-mer (CAOM), au Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) devenu Service Historique de la Défense (SHD) et au Sénégal. Très vite j’ai repéré et signalé dans des publications un problème dans les archives en France : les rapports officiels mentionnent un télégramme émis par la Direction des Troupes coloniales avant la mutinerie mais introuvable dans les fonds d’archives. Un document aussi important ne pouvait pas disparaître sans raison. Cette interrogation m’a amenée à regarder autrement ces archives pour déceler ce qui pouvait éventuellement manquer. L’historien, pour pouvoir interpréter et donner une dimension éthique à la mémoire réparatrice d’oublis a besoin de documents fiables. Outre ce télégramme daté du 18 novembre 1944, il m’a été impossible de retrouver les textes officiels qui précisent les mesures administratives concernant les anciens prisonniers coloniaux internés dans des frontstalags : circulaires n° 2080 du 21 octobre 1944, n° 3612 du 4 novembre 1944, n° 6350 du 4 décembre 1944, n° 7820 du 16 décembre 1944. La lecture de différents rapports m’a permis cependant de reconstituer le contenu de ces textes officiels. L’absence de ces documents dans les archives ne relève pas du hasard, d’une perte malencontreuse ou d’un mauvais classement. Nous sommes confrontés à une volonté de les soustraire à tout regard et cela depuis près de 70 ans. La circulaire de la direction des Troupes coloniales n° 2080 du 21 octobre 1944 – soit un mois avant l’arrivée des soldats africains à Dakar – est particulièrement importante car elle précise que la solde de captivité des anciens prisonniers de guerre « indigènes » doit être entièrement liquidée, un quart du paiement devant intervenir en métropole et les trois-quarts au débarquement, afin d’éviter les vols durant la traversée.
Connaissant leurs droits, ces soldats ont exigé le paiement de ce rappel de solde à Thiaroye, mais cette réclamation majeure qui a cristallisé leur colère ne figure pas dans les rapports officiels où sont mentionnés, outre l’échange des francs en francs CFA et la possibilité de récupérer les sommes déposées sur les livrets d’épargne dans les frontstalags, le paiement de l’indemnité de combat de 500 francs, une prime de démobilisation, une prime de maintien sous les drapeaux. Les rapports s’attachent à prouver que la propagande nationaliste allemande, le contact avec les femmes blanches et avec la résistance dont les tirailleurs « n’étaient pas moralement, intellectuellement et socialement capables de comprendre la grandeur, la beauté et la nécessité de ce mouvement […] » sont les causes de la rébellion.
Les officiers stationnés à Dakar qui devaient aussi répondre de leur positionnement durant le conflit mondial n’ont pas appliqué la réglementation ce qui est contraire au principe de neutralité attendue dans l’Armée et qui peut constituer un abus de pouvoir et un refus d’obéissance aux ordres de la direction des Troupes coloniales. Si la difficulté d’application des textes était consécutive à l’absence ou l’insuffisance de liquidités, cet argument aurait été mentionné dans tous les rapports.
Le discours de François Hollande a ranimé chez moi le désir de consulter à nouveau les archives et notamment le rapport du général Dagnan, que j’avais partiellement recopié il y a plusieurs années. Le carton étant en mouvement interne au SHD et donc indisponible à la consultation, c’est le 13 novembre 2012 que j’ai pu récupérer l’intégralité du rapport grâce aux photos prises par un chercheur. Cette relecture de documents d’archive était revêtue d’une acuité particulière, une sorte d’urgence à trouver ce qui ne me permettait pas encore de définir ce fait historique qui a tant de mal à être nommé : massacre, tragédie, incident, carnage, drame, tuerie, mutinerie, rébellion… Je pressentais que ces hommes injustement oubliés et condamnés allaient enfin avoir droit à l’Histoire.
Le bilan officiel rappelé par François Hollande est de 35 tués. Dans son rapport du 5 décembre 1944, page 9, le général Dagnan indique : « 24 tués et 46 blessés transportés à l’hôpital et décédés par la suite» ce qui fait 70 morts. Le chiffre de 35 morts et 35 blessés repris jusqu’à ce jour comme le bilan officiel a été donné par le général de Périer dans son rapport du 6 février 1945. Ainsi, en deux mois, le bilan est passé de 70 morts à 35 morts, soit une dissimulation toujours présente de la moitié des décès, au moins.
Je souscris à la volonté du Président de la République de donner les archives au Sénégal mais pour que ce geste fort ait du sens et permette une réconciliation après tant de malentendus et de mensonges, il faut impérativement :
- restituer tous les documents officiels dans les archives ;
- donner le bilan sincère du nombre de morts ;
- révéler le lieu de leur sépulture ;
- reconnaître la spoliation du rappel de solde et la responsabilité de l’Armée ;
- nommer ces hommes qui ont été tués ;
- amnistier ceux qui ont été condamnés, la grâce ne suffisant pas ;
- réhabiliter ces tirailleurs en leur rendant un hommage solennel.
Alors peut-être que cessera aussi la rumeur qui réécrit cette histoire si peu connue comme quoi à Thiaroye ces hommes possédaient des marks et revenaient d’Allemagne. Ces prisonniers de guerre revenaient de métropole, s’étaient battus pour la France, avaient participé à la résistance, avaient eu des contacts avec la population locale le plus souvent solidaire et avaient été gardés par des cadres français notamment des officiers des troupes coloniales selon l’accord passé entre le gouvernement de Vichy et l’Allemagne.
Les archives finissent par nous prouver que l’oubli, les silences complices, les dissimulations ne se décrètent pas et ne sont pas définitifs.
Voir Armelle Mabon, Les prisonniers de guerre « indigènes », Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, 2010.
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