Pierre Tartakowsky
Le dernier livre d’Eric Zemmour a fait grand bruit, et serait en passe de battre des records d’édition. Si c’est vrai, ça n’est pas la meilleure nouvelle de l’année.
Invité à un nombre incalculable d’émissions de télévision pour en faire la promotion, Zemmour a la plupart du temps déclenché colère et indignation chez les autres invités, sauf bien sûr ceux qui ont de la sympathie pour l’extrême droite.
La méthode généralement utilisée pour le contredire se résumait en une contestation des chiffres qu’il avance dans son livre, des faits historiques qu’il utilise en les déformant… Méthode qui n’a prouvé que son inefficacité, Zemmour réussissant à s’en sortir par des pirouettes rhétoriques.
Juqu’à ce qu’il soit confronté à Mazarine Pingeot, dans l’émission « Les grandes questions » de Franz-Olivier Giesbert, sur France 5.
Mazarine Pingeot s’est placée sur un tout autre point de vue : la psychanalyse.
Dans l’article qu’il consacre à cette « confrontation », le chroniqueur Bruno Roger-Petit écrit : « avec un culot incroyable, l’écrivaine a défié l’apôtre de la défense du mâle dominant émasculé par la société féminisée héritée de Mai 68 et juillet 1789 et le lobby LGBT sur son propre terreau : la virilité. » (la totalité de l’article est à lire ici, avec la séquence vidéo). Un régal.
Pierre Tartakowsky, président de la Ligue de droits de l’Homme, se place également sur ce plan, dans l’éditorial qu’il consacre à cet ouvrage dans le numéro d’octobre 2014 de l’organe mensuel de la LDH, « LDH Info ». A lire ci-dessous.
« Zemmoureries » et invitation à occuper le terrain
Éditorial de Pierre TARTAKDWSKY, président de la LDH
Pour utiliser avec mesure une litote de pure convenance, on dira que le dernier ouvrage d’Éric Zemmour n’a pas grand intérêt en soi. Plutôt qu’une étude, Le Suicide français fonctionne plutôt comme une incitation a soi-même se suicider, devant l’avalanche combinée de catastrophes et de complots aussi irrémédiables qu’effroyables. Inutile d‘y chercher une élaboration raisonnée, voire même une cohérence : l’auteur va de bar en bar et y délivre des harangues de comptoir, dont les termes, le propos, l’orientation peuvent varier d’un bar à l’autre. Quelques constantes se dégagent pourtant, quasi obsessionnelles, et qui, elles, nous intéressent. Car l’intérêt que cristallise sa démarche, les bulles médiatiques qu‘elle gonfle et qui la gonflent en retour, avec une absence quasi générale de distance critique sont, eux, tout a fait indicatifs d’une période, et de ce qu`elle charrie de peurs et d’impuissance, de périls et d’exigences éthiques.
Dans le monde d’Éric Zemmour, la France se porte mal depuis qu’on a porté atteinte à la figure du père, du mâle, de l’homme. Il ne s‘attarde pas sur la décapitation royale mais c’est pour mieux se focaliser sur le libéralisme ravageur de mai 1968, a qui il impute tout à la fois la chute de De Gaulle, l’émasculation des hommes des générations qui suivent, contraints a singer les femmes qu’ils ne sont pas, le trouble des identités — sexué-es et autres — charrie par un individu triomphant, un féminisme ravageur et des affirmations identitaires dissolvantes.
Dans le monde d’Éric Zemmour, l’histoire n’est qu’une somme de bien-pensances politiquement correctes auxquelles il faut le plus vite possible substituer des masses de bon sens, de préférence bien de chez nous. C’est ainsi que l‘on apprend entre autres que Pétain aurait sauvé des juifs — français – , au prix du sacrifice des autres ; que l‘on renoue avec les assignations à résidence les plus racistes, celles-là mêmes qui l’avaient fait condamner par la justice et applaudir, par le groupe UMP de l’Assemblée nationale, au lendemain de cette condamnation…
Comment expliquer, dans ces conditions, le frémissement incessant qui accompagne son ubiquité médiatique ? Comment expliquer que chaque magazine, chaque chaîne, chaque plateau se fassent un devoir de lui permettre d‘occuper l‘espace de la parole publique ? On peut évidemment y voir la trace d’un fonctionnement très marqué par l’émergence hégémonique des chaines d’info, de complicités incestueuses entre ego et réseaux, d’une attirance trouble pour le scandale et le sulfureux. Mais force est bien de constater que le discours plait, ravit même une partie non négligeable de l’opinion publique, avide de vérités aussi éternelles qu’élémentaires, sans pour autant être organisée dans une structure de l’extrême droite.
En fait, Éric Zemmour surfe sur de grandes et vieilles peurs anthropologiques, qui naissent d’ébranlements d’archaïsmes. Sexualité, famille, filiation et transmission n’ont certes jamais été des catégories historiquement stables ; mais la modernité industrielle, les révolutions bioéthiques, les mouvements de libération des individus, et singulièrement des individus femmes. des collectifs contraints dont ils étaient sujets et non acteurs, tout cela a modifié à grande vitesse et en profondeur les modes a penser et à vivre de centaines de millions de femmes et d’hommes.
Cette révolution des mœurs — dont la rapidité n’a guère de précèdent a l’échelle de l’histoire — s’est combinée à d‘autres révolutions, sociales, productives, économiques, démographiques, chacune avec son potentiel, ses lots de promesses, ses désillusions et ses avenirs désenchantés. Le tour de passe-passe matois auquel s’adonne Le Suicide français est d’attribuer au libéralisme des premières les angoisses nées des dernières. Mais ignorer ces inquiétudes serait évidemment en laisser le monopole de gestion aux artisans locaux de haine globalisée.
C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle on pourrait être tenté de remercier Éric Zemmour. À sa manière, il nous invite, de façon pressante, a « occuper le terrain » face à des résurgences idéologiquement maurassiennes, à une morale et des mœurs directement issues du troisième Empire, a une vision des droits toujours plus exclusive des ayants droit eux-mêmes.
C’est bien dans cet esprit que la LDH se mobilise et mobilise autour d’elle contre les idées d’extrême droite, quelles que soient leurs formes, les terrains qu’elles entendent se soumettre. C’est tout le sens de son investissement et de celui de ses sections dans l’initiative qui se tiendra les 21 et 22 novembre, à l’université Paris 8 et avec le concours de Mediapart. pour rassembler celles et ceux qui, dans les municipalités, a l’école, autour de la formation, dans les entreprises, face au sexisme, au racisme et a l’antisémitisme, entendent défendre résolument — dans le débat d’idées et en pratique — la notion s’égalité et de fraternité. Car, n’en doutons pas, la liberté — qui n’est rien sans liberté intellectuelle digne de ce nom — est à la clé.