Ligue des droits de l’Homme : « On doit lutter contre le terrorisme sans porter atteinte à nos libertés »

Maître Henri Leclerc, président d'honneur de la Ligue des droits de l'Homme.

La Ligue des droits de l’Homme continue à mettre en garde les hommes politiques contre les risques qu’un état d’urgence mal maîtrisé et non contrôlé par le parlement peut faire courir à la démocratie. C’est le sens de son dernier communiqué, publié ce matin, jeudi 19 novembre :

Comme on pouvait le craindre, le projet du gouvernement de proroger de trois mois l’état d’urgence pose de graves problèmes de libertés publiques et individuelles.

Pendant trois mois, pour les motifs les plus divers et sans contrôle préalable de la justice, soixante-six millions de personnes pourront :

      • voir la police entrer chez elles de jour et de nuit afin de perquisitionner leur lieu de travail ou leur domicile et prendre une copie du contenu de leur ordinateur ou de leur téléphone mobile. Pour cela, il suffit qu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue « une menace pour la sécurité et l’ordre public » ;
      • être assignées à résidence si leur comportement constitue « une menace pour la sécurité et l’ordre public » et se voir interdire d’être en contact avec d’autres personnes présentant la même menace.

Le vague des motifs qui pourront être invoqués, qui dépassent de beaucoup la prévention et la répression d’actes de terrorisme, permet à tout gouvernement de s’en prendre au mouvement social dans son ensemble.

Les associations seront aussi responsables des actes de leurs membres puisqu’elles pourront être dissoutes en raison de leur comportement.

Ce que le gouvernement veut imposer au Parlement d’adopter à marche forcée illustre bien les craintes déjà exprimées par la LDH : ce qui est ici en cause, ce n’est pas l’indispensable lutte contre le terrorisme, c’est l’extension dangereuse des pouvoirs de l’Etat sans aucune garantie judiciaire.

C’était aussi le sens de l’intervention d’Henri Leclerc, avocat, et président d’honneur de la LDH, dans son intervention à France Inter mardi 17 novembre : « Je voudrais que les gens comprennent que l’état d’urgence, ce n’est pas rien » a-t-il martelé (à écouter ici). C’est également le sens de l’interview que Jean-Pierre Dubois (professeur de droit constitutionnel et lui aussi président d’honneur de la ligue des droits de l’Homme) a accordé jeudi 19 à  Jean-Baptite Jacquin, journaliste au Monde : il évoque pour sa part le risque d’une « perte des repères démocratiques » : l’état d’urgence devrait être contrôlé par le Parlement. Tout en reconnaissant que l’état d’urgence est justifié (« Sur le principe, la réponse est oui. On aurait du mal à nier le caractère exceptionnel de la situation »), il s’empresse d’ajouter : « La question est comment on utilise cette possibilité et pour com­bien de temps. Nous comprenons que l’on prenne des mesures exceptionnelles compte tenu de ce qu’il s’est passé le 13  novembre. Mais la tradition républicaine est la proportionnalité et le contrôle. Les mesures doivent être proportionnelles à la situation. Ce qui me dérange est que le président de la République a d’emblée prévenu que le gouvernement demandera une prolongation de trois mois de l’état d’urgence. Je ne com­prends pas que la durée soit aussi longue, même au regard de la gravité de la situation. Pourquoi donnerait-on un blanc-seing aussi long ? ». Il trouve dans l’interdiction des manifestations liées à la réunion de la COP21 (annoncée par le premier ministre) une illustration de ses craintes : « (…) justifier [cette interdiction] en disant que les rassemblements constituent des cibles est aberrant. Tout est une cible : le métro, les musées, les ministères… On ne va pas arrêter la Nation ! Utiliser une situation dramatique pour museler une expression citoyenne est une voie dangereuse. Et on va le faire devant les caméras du monde entier ». L’interview complète de Jean-Pierre Dubois est à lire ici.

La double lecture d’une manifestation historique, par Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue de droits de l’Homme

Michel Tubiana

Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, livre sa lecture, ou plus exactement les deux lectures possibles du gigantesque rassemblement de soutien à Charlie Hebdo et aux victimes des attentats, dimanche 11 janvier. Et il en profite pour s’adresser aux chefs d’Etat qui y ont participé.

L’extraordinaire marée humaine qui a envahi les rues de Paris est un de ces moments qui s’ancrera dans notre inconscient collectif comme un de ces instants précieux d’unité. Quoi qu’en disent ceux qui désignent des boucs émissaires, c’est bien un sentiment de fraternité qui a prévalu le 11 janvier 2015. Ce que le peuple de France, ses habitants de toutes religions (ou sans…), de toutes origines, de toutes nationalités ont exprimé, c’est l’exigence de vivre ensemble, avec cette tolérance qui n’est pas une démission mais une volonté de partage, dans un pays libre qui refuse la peur. Cette première lecture a fait effectivement, l’instant d’un dimanche, de Paris la capitale du monde par le message délivré à tous les idolâtres de la mort comme à tous les peuples et à leurs gouvernements : il n’est qu’une Humanité et la liberté ne se négocie pas.

A cette lecture de cette journée, sans doute historique, s’en ajoute une autre qui, si nous n’y prenons garde,  risque d’aboutir à l’inverse de ce que nous avons souhaité.

La prééminence donnée à la présence de plusieurs dizaines de chefs d’Etat a conduit à enfermer les manifestants dans une nasse. Pour symbolique que cela soit, l’espace de quelques heures le pavé parisien a été confisqué à ses occupants naturels. La présence de dirigeants qui n’ont rien à faire de la liberté de la presse, pratiquent un racisme et un antisémitisme ouvert, embastillent d’autres peuples ou, tout simplement, se moquent totalement des principes démocratiques, montre que ce ne sont pas les principes de la République et de la démocratie que sont venus défendre ces dirigeants, c’est l’union sacré des Etats contre le terrorisme. Et si la minute de silence observée, sans doute sincère, a permis une belle exposition médiatique, elle a dû avoir aussi un goût amer pour certains.

Bien sûr, nul ne saurait s’opposer, encore moins les démocraties, à ce que l’on jugule les agissements qui, sous un nom ou un autre, n’ont aucun respect pour la vie humaine et n’ont que la haine à la bouche.

Mais ce n’est pas faire preuve d’angélisme que de dire que se donner les moyens de combattre ce mal n’est pas incompatible, d’une part, avec les règles de l’Etat de droit, et, d’autre part, avec un traitement de fond des causes d’un phénomène qui n’a rien de spontané.

Demain, la France et l’Europe devront répondre aux questions des moyens de lutte contre le terrorisme. Ce débat est légitime. Il ne saurait pourtant être enfermé par les Etats dans l’exploitation de la peur ou dans leur tendance naturelle à déposséder les citoyens de leurs libertés au prétexte d’assurer leur sécurité.

On voit bien le tribut que les Etats-Unis paient à leur déclaration de guerre à « l’empire du mal ». On sait les conséquences ravageuses du Patriot Act et autres Guantanamo pour la dignité de ce pays, sa cohésion, pour son image dans le monde et la sécurité de celui-ci. Sachons apprendre de cette expérience, ne recommençons pas les mêmes erreurs. Résistons à la facilité de croire qu’un empilement de restrictions de nos libertés nous apportera une sécurité sans faille aussi illusoire que ravageuse pour la démocratie. A défaut, c’est l’espoir d’une France apaisée, celle que le peuple a appelé de ses vœux le 11 janvier, qui reculera.

Combattre le terrorisme, ça n’est pas restreindre les libertés

On pouvait facilement imaginer que l’attentat contre Charlie Hebdo, l’assassinat d’une jeune policière et la prise d’otage dans l’hyper Kacher de la porte de Vincennes allaient susciter une sorte de surenchère sécuritaire, chacun voulant gonfler les biceps un peu plus que l’autre, dans les milieux politiques. On espérait, sans trop y croire, que les formidables marches du week-end, qui ont rassemblé des millions de personnes, allait inciter les hommes politiques à un peu de retenue… perdu ! Le vieux réflexe sécuritaire revient en courant. Toutes ces lois qui se sont entassées les unes par-dessus les autres depuis des années ont pourtant fait la preuve de leur inefficacité… Mais non, on continue.

Pendant ce temps-là, les médias passent beaucoup de temps à parler des minutes de silence perturbées par des élèves dans quelques dizaines de lycées. C’est grave, on est d’accord. Mais les incendies volontaires, les dégradations contre les mosquées, les agressions racistes contre des adolescents arabes, on en parle beaucoup moins… Les discours de haine proférés par les identitaires, encore et toujours, émeuvent eux aussi beaucoup moins que ces incidents dans les lycées. Boris Le Lay continue de déverser son vomi sur son « site ». Les appels à la haine, les menaces de mort, constituent le fonds de commerce de ce pauvre garçon. A-t-il seulement payé les quelques milliers d’euros d’amendes auxquels il a été condamné ?

Jean-Pierre Dubois, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, dans le journal l’Humanité, répondait à un journaliste, avant la conclusion dramatique de l’affaire Charlie Hebdo. On peut résumer son discours, comme le fait le journal, en disant : « L’alternative est simple, c’est soit le politique, soit la guerre. Nous choisissons le politique ». C’est aussi le sens du communiqué que vient de publier la Ligue des droits de l’Homme :

Combattre le terrorisme, ce n’est pas restreindre les libertés

Le peuple de France est descendu dans la rue pour dire non au terrorisme et défendre les libertés. L’un et l’autre. Dans ce qui est devenu une sorte de réflexe pavlovien, la classe politique française souhaite ajouter encore à l’arsenal législatif de nouvelles mesures contre le terrorisme. Alors même que quinze lois ont été adoptées depuis 1986 et que les décrets d’application de la dernière ne sont pas publiés, notre sécurité serait, en effet, mieux assurée par de nouveaux pouvoirs confiés aux forces de l’ordre. Il n’en est rien. C’est un mensonge de prétendre que les dramatiques événements que nous venons de vivre seraient la conséquence d’une insuffisance législative. Il est exact en revanche que la déficience de moyens, les erreurs d’analyse, même si le travail des forces de sécurité française reste remarquable, méritent débat ; mais rien ne justifie les nouvelles dispositions envisagées.

La LDH regrette qu’après l’élan du 11 janvier, ces réponses sécuritaires restent la seule voie empruntée par les pouvoirs publics.

C’est d’une autre ambition dont nous avons besoin : de réponses de fond qui permettent de comprendre comment notre société a pu faire que de tels actes soient commis ; pas pour excuser, encore moins pour absoudre, mais pour éviter réellement qu’ils ne se reproduisent. Nous avons besoin surtout de réponses préventives. Toutes doivent renforcer l’esprit et la lettre de notre démocratie.

La LDH appelle les citoyens à ne pas se laisser enfermer dans le cercle de la peur. Elle les invite à rappeler aux pouvoirs publics, à la représentation politique française qu’à chaque fois que nous avons concédé de nos libertés, il s’en est suivi moins de démocratie, sans pour autant nous assurer plus de sécurité.

La fraternité qui s’est exprimée le 11 janvier exige un autre horizon que celui que l’on nous propose.