Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, a publié une tribune intitulée « la constitution marocaine, entre universel et universalité ». La voici :
La constitution marocaine, entre universel et universalité
Le débat concernant le projet constitutionnel marocain, aujourd’hui voté, s’inscrit dans un questionnement qui dépasse la controverse récurrente entre réformisme et rupture, et même les limites géographiques du Maroc. Cette nouvelle Constitution pose, en effet, la question des voies originales que chaque peuple choisit pour mettre en œuvre l’universalité des droits et libertés.
Laissons de côté le fait que ce texte ne réalise pas la totalité des aspirations démocratiques. Outre que l’on ne connaisse pas de démocratie « parfaite », les deux termes me semblent même antinomiques, cela reviendrait à adopter le précepte de Lampedusa : « Si nous voulons que tout demeure en l’état, il faut que tout change ». Refusons aussi le prétexte du passé et de la tradition, toujours lié au moins disant, pour exonérer ce texte de ses insuffisances. Comme si l’état antérieur des choses justifiait l’immobilisme au prétexte que c’est toujours mieux ou moins pire qu’avant.
Ces deux démarches, apparemment antagoniques, masquent, me semble-t-il, et les avancées de ce texte et les interrogations importantes qu’il laisse en suspens.
Le fait même de reconnaître à une religion, fût-elle qualifiée d’islam modéré, une légitimité qui concurrence nécessairement celle issue des élections et du Parlement est étroitement lié au rôle revendiqué par le roi. S’il faut constater que le roi abandonne, concède, certains de ses pouvoirs, il en conserve suffisamment pour continuer à gouverner. Ayant perdu en sacralité, il confond encore sur sa personne une légitimité religieuse et politique qui ne peut que maintenir son emprise sur le régime, bien au-delà du rôle d’arbitre suprême qu’il se voit attribuer.
Surtout, ceci laisse entière la place et le pouvoir de conseillers, avisés ou non, mais sans aucune légitimité démocratique. On sent bien, au travers des 180 articles, combien ces facteurs ont pesé de manière souvent contradictoire. Ce balancement entre l’adhésion à « l’universalité » et à « l’indivisibilité » des droits et à des institutions démocratique, d’un côté, et une identité que l’on veut inchangée, de l’autre, fait ressortir de plus fort les contradictions que recèle ce texte.
Pas de liberté de conscience, mais un Etat qui « garantit à tous le libre exercice des cultes ». L’ouverture au monde est proclamée mais la référence initiale à la « Oumma arabe et islamique » n’a pas disparu. La prééminence des conventions internationales est admise pourvu qu’elle s’exerce dans « le respect de l’identité nationale immuable », etc. En introduisant dans le signifiant constitutionnel l’égalité et la parité entre les hommes et les femmes, en faisant une place concrète à la diversité des composantes et des origines de la société marocaine, en prohibant toute discriminations y compris en raison « de quelque circonstance personnelle que ce soit », en énonçant les principes de fonctionnement d’une démocratie participative, en adhérant aux droits de l’homme dans leur universalité et leur indivisibilité, en libérant la justice de certaines entraves (pas toutes…) etc., la nouvelle constitution marocaine, usant parfois d’ambigüités, innove, ne ferme rien et s’ouvre à d’autres évolutions.
Sans aucun doute, la capacité de la société politique et civile marocaine à transcrire dans le chantier titanesque que constituent les lois organiques à venir les aspects constitutionnels positifs sera essentielle. De la même manière, la composition, le fonctionnement et l’indépendance des différents comités prévus au titre de la « bonne gouvernance » devront faire l’objet d’un examen attentif et d’une vigilance de tous les instants. Ces réformes resteront lettre morte si, en même temps, il n’est pas rapidement et en priorité répondu aux besoins de justice sociale, d’éducation, de lutte contre la corruption et d’égalité que traduisent avant toute chose les manifestations actuelles.
Cette urgence justifierait la rapidité avec laquelle le référendum a été convoqué. Craignons à l’inverse qu’un délai si court n’ait fait peser sur lui la suspicion. Avec ces réserves, avec ses limites et ses contraintes, la constitution marocaine offre un début de réponse à cette contradiction redoutable entre un universel, qui rabote la diversité des peuples au prétexte de les faire bénéficier de la même liberté, et l’universalité, qui porte les aspirations des peuples à construire leur propre chemin vers la liberté.
L’objectif est apparemment le même, l’Histoire montre que les sociétés se soumettent à l’universel tandis que l’universalité y naît et s’y ancre.
Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme
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