Pierre Tartakowsky : en matière de liberté, la France doit faire mieux

Dénonçant la politique du gouvernement vis-à-vis des Roms, Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’Homme, appelle à débattre de l’immigration, de manière pédagogique et imaginative, ainsi qu’à la mobilisation de l’ensemble des Français pour faire émerger « un autre projet de société (…). Changer, ce n’est pas se couler dans les méthodes du passé, fût-ce en les adoucissant ». Tribune publiée sur le site Médiapart.

L’annonce de la suppression du délit de solidarité, qui a permis de condamner des hommes et des femmes parce que leur conscience refusait d’abandonner d’autres hommes, d’autres femmes, parfois avec leurs enfants, à l’arbitraire et au dénuement, ne peut que nous satisfaire. De même, l’annonce par la ministre de la Justice d’une rupture avec le tout carcéral et d’un changement de paradigme pénal n’a rien de négligeable à nos yeux; pas plus d’ailleurs que d’autres mesures prises ou annoncées, notamment de réformes des institutions, qui vont dans le même sens.

Pourtant, domine un sentiment –sinon d’inachevé tant ce serait prématuré à même pas six mois du début des mandats présidentiel ou législatif–, du moins d’incompréhension. Certes, la critique est aisée et la construction difficile. Mais, la campagne électorale, déjà, nous avait laissés sur notre faim: rien de ce qui touche aux libertés, aux droits des gens (y compris des étrangers…) n’y était central; d’évidence, ce n’est pas ce qui intéressait le plus le candidat socialiste. Comme si, face au déferlement xénophobe et autoritaire sur lequel surfait le président sortant, il fallait éviter plutôt que contredire. En serions-nous encore là?

Certes, et nous le savons bien, les temps sont mauvais. L’angoisse sociale règne sur l’Europe et une certaine raison économique oblitère toute ambition politique; le chômage qui ronge les individus et les collectivités attise les pires concurrences; les structures opaques et incohérentes de l’Union européenne, si éloignée des citoyens et si proche des marchés, comme le montre le traité proposé à la ratification, obscurcissent l’idée même d’un avenir commun. Le désintérêt pour la chose publique et le repli sur soi cèdent, tant dans la vie privée que dans la vie publique, aux pressions de grandes peurs. Il en résulte une sorte d’empêchement à vivre, d’empêchement à penser et à agir, comme si l’immensité du défi tétanisait les peuples et leurs représentants.

Sortirons-nous de cette sidération par l’amélioration de la situation sociale et économique? C’est évidemment nécessaire. Mais qui peut croire que cela serait suffisant? Qui peut croire que cela suffira à estomper les plaies qui défont à long terme le lien social? Il nous faut clairement un autre projet de société, qui passe par un renouvellement de la démocratie et des règles communes: il nous faut, pour que l’espoir se réveille, réveiller les réflexes citoyens de nos contemporains, faire preuve de plus de cohérence et pour tout dire, d’audace. Changer, ce n’est pas se couler dans les méthodes du passé, fût-ce en les adoucissant. L’expulsion de quelques malheureux Roms de leurs habitats précaires et une escapade ministérielle à Bucarest sont des images toujours aussi détestables, aujourd’hui comme hier. On sait que cette pratique sera inéluctablement obsolète en 2014; à quoi rime alors cette politique envers les étrangers, si ce n’est, de manière générale, pour montrer que l’on fait au moins autant que le prédécesseur mais plus proprement? Comment supporter que l’on retrouve quotidiennement des situations dramatiques mettant aux prises des individus, peut-être étrangers, mais nés ou vivant en France depuis des années, et une administration dont la seule logique interne reste l’expulsion? Ce type de décalque non seulement est dangereux –souvenons-nous du 21 avril 2002– mais ne résout aucune des questions posées. Oui, nous avons besoin de débattre de ce qu’est réellement l’immigration dans notre pays; non, ce n’est pas en conservant une logique de suspicion que l’on fera preuve de pédagogie et d’imagination.

Le gouvernement doit changer, résolument et maintenant, de démarche. Il faut, par exemple, en finir avec le scandale que représentent les visas de court séjour ou le traitement expéditif des demandes d’asile. Rétablir, de même, une sécurité juridique pour les étrangers qui vivent en France, retirer au ministère de l’Intérieur le pouvoir de naturaliser, pouvoir qui s’est transformé en un examen de passage politique ou religieux. À défaut, la stigmatisation des Roms, des Arabes, etc. se poursuivra avec, comme conséquence, son extension à ceux et à celles qui ne sont plus étrangers mais qui, aux yeux de certains, continuent à en avoir l’allure… Et puisque le droit de vote des résidents étrangers non communautaires aux élections locales doit entraîner une réforme de la Constitution, donnons-lui la dimension d’un large débat qui ne soit pas confiné aux membres d’une commission et englobe d’autres enjeux démocratiques: mettons un terme au cumul des mandats, assurons l’indépendance du Parquet, changeons le mode de nomination des membres des contre-pouvoirs de la République, rapprochons enfin les citoyens des lieux de décision en généralisant l’élection au suffrage universel, l’institution de la parité à tous les niveaux de la vie publique, etc.

Ces objectifs sont ambitieux; ils méritent mieux que les frilosités de quelques caciques, qu’ils soient d’un bord ou d’un autre. Réformer notre justice, mettre un terme à l’empilement carcéral, donner les moyens nécessaires au fonctionnement de la justice de tous les jours, reconstruire une procédure pénale et un code pénal, mis à mal par des lois d’exception et par la croyance absurde qu’il faut choisir entre prévenir et réprimer, reconstruire des liens de confiance entre la police et la population, tout ceci implique que le ministre de l’Intérieur ne joue pas au ministre de la Justice et que celle-ci s’empare de ces objectifs. Enfin, gouverner autrement, c’est rétablir un intense dialogue avec l’ensemble de la société civile qui a été si minutieusement éradiqué, c’est aussi assurer à chacun l’égalité des droits et s’interdire tout langage et toute pratique discriminatoire. Proclamer son attachement à la laïcité, c’est bien lui restituer ses facultés d’insertion et refuser qu’elle soit détournée à des fins d’exclusion.

Cette interpellation en faveur d’un autre projet de société, plus libre et plus solidaire, car rien ne sera possible sans le respect effectif des droits sociaux, ne peut se limiter à une simple interpellation du gouvernement et du président de la République. Les partis politiques, mais aussi les syndicats et le monde associatif, ne peuvent s’exonérer de leur responsabilité et si nous disons «encore un effort Monsieur le Président», nous savons que tout attendre d’un pouvoir quel qu’il soit, serait abandonner notre propre pouvoir. C’est d’ambition que nous souhaitons que le gouvernement fasse preuve, c’est de souffle que nous avons besoin pour les réaliser, pour rétablir la confiance dans la République.