Livre noir, la petite chaîne YouTube qui fait monter Zemmour

Par Marie Guichoux

Au Salon du Made in France, à la porte de Versailles, en novembre 2021. (CHRISTOPHE PETIT TESSON/MAXPPP)


La spectaculaire ascension du polémiste d’extrême droite s’appuie sur une web-TV conçue pour promouvoir sa candidature et l’idéologie du « grand remplacement ».

Comme une ombre, la caméra de Livre noir suit Eric Zemmour dans les coulisses de France Télévisions ce 1er février. Le candidat à la présidentielle sort du plateau du 20-heures où l’a interviewé Anne-Sophie Lapix et, rejoint par son premier cercle, s’engouffre dans un ascenseur. Entre deux étages, Sarah Knafo, sa directrice de campagne et compagne, lui glisse : « Philippe de Villiers a dit que tu étais beau. » Le souverainiste vendéen, qu’elle a eu au téléphone, était dithyrambique sur la prestation de son ami : « Il a été fabuleux, excellent, humain. » Content de lui, Eric Zemmour se tourne vers l’œil de la caméra comme s’il découvrait sa présence. « Tiens ! Qu’est-ce que tu fais là, toi ? » lance-t-il.

« Toi », c’est Erik Tegnér, 28 ans, cofondateur et homme-orchestre de la jeune chaîne YouTube. S’il est le visage de Livre noir, son associé François de Voyer, 38 ans, en est la voix qui conduit « le Grand Entretien » du dimanche, une interview fleuve avec des essayistes, des politiques, des journalistes avant tout à la droite de la droite. Le premier, brièvement adhérent du Front national, a passé plusieurs années chez Les Jeunes Républicains, y promouvant l’union des droites, ce qui lui a valu d’être exclu.La suite après la publicité

Le second militait au sein du cercle Audace, un club d’entrepreneurs proche du Rassemblement national (RN), créé en 2014. Tous deux assurent avoir abandonné tout engagement politique. Pour autant, ils n’ont pas abdiqué leurs idées.


François de Voyer (de dos) et Erik Tegnér au meeting d’Eric Zemmour à Villepintele 5 décembre, en compagnie de Diane Ouvry, l’attachée de presse du candidat. (SEBASTIEN CALVET/MEDIAPART)François de Voyer (de dos) et Erik Tegnér au meeting d’Eric Zemmour à Villepintele 5 décembre, en compagnie de Diane Ouvry, l’attachée de presse du candidat. (SEBASTIEN CALVET/MEDIAPART)

Leur web-TV n’a pas de grille comme une chaîne classique. Elle tourne avec sept CDI et quelques contrats d’apprentissage. Une seule personne a fait une école de journalisme. Leur studio ? Un deux-pièces foutraque dans le 15e arrondissement, au nom d’Erik Tegnér. Devant un fond noir, un gros fauteuil rouge, devenu leur emblème, qui reçoit les invités du « Grand Entretien ». C’est dans ce fauteuil qu’Eric Zemmour, encore éditorialiste, leur avait donné la primeur, le 6 juin 2021, d’une confidence annonciatrice :« Peut-être qu’il faudrait passer à l’action, car la prévision, la prédiction, même la prophétie ne suffit pas. »

Une exclusivité qui avait fait grand bruit, et une rampe de lancement pour la toute jeune web-TV créée opportunément quatre mois auparavant.

Télé Zemmour

Si Zemmour avait choisi Livre noir,c’est parce qu’il se savait en terrain ami. A l’abri d’une question destinée à le pousser dans ses retranchements, libre de dérouler sa séquence suspense jusqu’au point culminant de l’annonce officielle de sa candidature. Ce n’est pas à un vieux routier des plateaux télévisés qu’on apprend à susciter l’appétit médiatique.Pour Livre noir, c’était gagnant-gagnant. L’entretien d’une heure et demie a cartonné : 400 000 vues dans les trois jours qui ont suivi (plus de 1 million à ce jour). Et le nom de ce nouveau pure player a fait le tour des rédactions les plus établies.

Un an après, la petite entreprise de propagande identitaire se porte bien. Ses chevau-légers couvrent tous les déplacements et meetings du candidat de Reconquête !. Ils y ont un accès privilégié, sont aux premières loges d’une visite à Budapest ou à Erevan. Un signe de Sarah Knafo dans leur direction, c’est une porte qui s’ouvre sur un moment en coulisses auquel les journalistes accrédités n’auront pas droit. En ligne, « Z » est partout, dans les vidéos, les clips d’actu, comme au fil des épisodes d’une série.Les « documentaires » rentre-dedans de la chaîne, sur le « grand remplacement », l’insécurité, les cités, les éoliennes qui défigurent le paysage, résonnent avec les thématiques du candidat. « Télé Z » est la mise en récit d’une conquête avec les codes visuels et musicaux des 18-40 ans. Et ça marche. En un an, Livre noira passé la barre des 200 000 abonnés (dont 3 000 payants).Conquérir les esprits avant de gagner dans les urnes : plongée au cœur de l’offensive réactionnaire

A l’origine de l’histoire : une bande de copains de l’Ouest parisien qui militent, partagent des soirées, débattent sans fin dans les cafés. Ils sont impatients de voir leurs idées triompher. Les uns cherchent comment repolitiser les jeunes, les autres comment construire une alternative au progressisme. Marion Maréchal est leur égérie générationnelle. François de Voyer est devenu un proche de l’ex-députée du Vaucluse depuis qu’il a milité à ses côtés au cercle Audace. Erik Tegnér a fait sa connaissance, en 2018, lors du pèlerinage de Chartres : pour avoir mis une photo de lui agenouillé devant elle sur sa page Facebook, il se fait régulièrement charrier.

La « convention de la droite », un an après, est un moment clé. Tout a été préparé par les marionistes, jusqu’à l’arrivée sur scène, conjointe et millimétrée, des deux stars du jour, « Marion » et « Eric », attendues pour leur discours. Mais l’auteur du « Suicide français » a changé d’avis. Il s’avance seul vers le pupitre, la gorge nouée mais décidé à jouer sa partition. Dans l’assistance, une jeune étudiante de la promotion Molière de l’ENA, alors au bras de Jacques de Guillebon, du magazine « l’Incorrect », Sarah Knafo. Eric Zemmour, lui, constate ce jour-là l’enthousiasme de la force militante marioniste ; elle pourrait le suivre. De la bande de l’Ouest parisien, plusieurs effectivement rejoindront son équipe de campagne actuelle. Erik Tegnér, François de Voyer et Swann Polydor, un geek biterrois, se concentrent, eux, sur le projet de Livre noir.

Agenda secret

Le compte à rebours de la candidature et de la web-TV est enclenché dans le plus grand secret dès le début 2021. Eric Zemmour scrute les mouvements de la vie politique, consulte et écrit le livre qui deviendra « La France n’a pas dit son dernier mot ». Devenue sa conseillère, Sarah Knafo a déjà en tête l’entretien qu’il pourrait donner à la chaîne YouTube pour allumer la mèche. Elle l’a organisé avec Erik Tegnér (voir « le Radicalisé. Enquête sur Eric Zemmour », par Etienne Girard, au Seuil). Ce dernier, qui avait fondé la société Morphea Partners, spécialisée dansla « communication politique » et domiciliée à Budapest, crée une société de droit français, enregistrée cette fois comme « société de presse. Media vidéo » à Paris.Soit une web-TV dont les membres et fondateurs pourront se dire journalistes.Qui est Sarah Knafo, l’énarque dans l’ombre d’Eric Zemmour ?

L’interview a le retentissement espéré, une levée de fonds réunit 300 000 euros en septembre. Qualifier Livre noirde « Télé Z » décroche un sourire amusé à François de Voyer, amateur des livres de Sévillia, Houellebecq ou Michéa. « Vous verrez après la présidentielle que ce n’est pas “Télé Z” », dit-il de sa voix feutrée. « Notre pacte d’actionnaires nous interdit d’avoir des engagements politiques. » Erik Tegnér, lui, se cabre – « Je ne suis pas aux ordres ! J’ai une stratégie à dix ans », rétorque celui qui préside la société et dirige la rédaction. Il ajoute :« Ça me saoule, cette hypocrisie, tous les médias établis le savent : ça clique dès qu’on met Zemmour dans un titre. »

Ce n’est pas faux, mais ils ne font pas « que » du Zemmour. Au RN, Sébastien Chenu trouve qu’« ils sont un peu partiaux ». D’autres ont la dent plus dure, mais il ne faut pas insulter l’avenir : les deux tours de la présidentielle. D’autant que pour le documentaire « Zemmour-Le Pen. Les secrets d’une guerre fratricide », mis en ligne par la chaîne avant leur confrontation par meetings interposés le 5 février, chaque camp a été suivi, et « tout l’état-major RN a été reçu et interviewé, ici, dans le 15e », raconte Erik Tegnér.

Livre noir en reportage au meeting d’Eric Zemmour à Villepinte le 5 décembre. (SEBASTIEN CALVET/MEDIAPART)Livre noir en reportage au meeting d’Eric Zemmour à Villepinte le 5 décembre. (SEBASTIEN CALVET/MEDIAPART)

Il veut pour preuve supplémentaire de « l’indépendance » de sa web-TV que « toute [son] équipe a couvert dimanche dernier le meeting de Valérie Pécresse au Zénith ». Une première, car jusque-là les déplacements de la candidate LR n’avaient pas été filmés par la chaîne. « J’adorerais avoir, un jour, Macron dans le fauteuil rouge », ajoute l’amateur de coups exclusifs. Quand on le rencontre dans un café proche de Livre noiril se prépare à retourner à Molenbeek, la ville d’où sont partis certains terroristes du Bataclan. « J’y ai déjà passé dix jours pour rencontrer une femme blanche qui vit dans une cité salafiste. Elle ne peut pas sortir de chez elle si elle ne s’habille pas de la tête aux pieds, un truc de dingue. »

Flamboyant et transgressif, il aime enfiler la panoplie de l’enquêteur sur le terrain. « Je suis no-limit »,dit-il. Comme lorsqu’il se lance, en ce début d’année, une GoPro planquée sous son blouson, dans un escalier servant au deal à la cité de la Castellane, à Marseille. Ou quand, informé d’une opération de police, il filme avec un drone trois agents coursés par des guetteurs. Mais l’acmé du documentaire est dans sa voix off :« J’ai infiltré les cités de Marseille avec Eric Zemmour. »

Dans l’obscurité de la nuit, on voit la nuque puis le profil du candidat, qui depuis l’habitacle d’une petite voiture regarde un immeuble éclairé par une lumière blafarde et une silhouette postée à l’entrée. Une fraction de minute pour un message subliminal : avec « Z », fini les « no-go zones » !

Le piège

Reprenant son habit de directeur de la rédaction, il raconte une équipe qui s’amuse, où, dit-il, on serait surpris de croiser « même un pro-LREM » et « un autre qui préfère Marine Le Pen à Zemmour ». Ce dernier, Jordan Florentin, s’est distingué. Il s’est rendu incognito avec un assistant, billets d’entrée en poche, au théâtre où se produisait Yassine Belattar, l’humoriste nommé par Emmanuel Macron au conseil présidentiel des villes en 2018 (qu’il a quitté un an plus tard). Interloqué par le passe sanitaire au nom d’Adolf Hitler présenté par Florentin, le contrôleur laisse alors entrer ce spectateur souriant.

En fin de soirée, dans le hall du théâtre, c’est moins détendu. Les deux journalistes de Livre noirse voient reprocher leurs méthodes, le directeur leur intime de détruire la carte de leur caméra, un attroupement se forme. Belattar a reconnu Florentin, dont les faits d’armes lors d’un tournage dans le 93 lui étaient revenus aux oreilles. Des témoins assistent à l’escalade. « Tu veux finir comme Mila ? » aurait jeté Belattar à Florentin, en référence à l’adolescente harcelée et menacée de mort pour ses propos sur l’islam. A l’inverse, selon l’humoriste, c’est le journaliste qui lui aurait lancé : « T’es en train de me faire une Mila ! » La justice devra trancher lors du procès, prévu en juin.

Aujourd’hui, Yassine Belattar, contacté par « l’Obs », dit :« C’est moi qui suis tombé dans le piège : à Aulnay comme au théâtre, cette bande de fous furieux de Livre noir provoquent, créent les conditions d’un clash et sortent avec le sujet qu’ils voulaient. »

Pour lui, ce sont « des gamins racistes dans une posture de guerre civile », difficiles à repérer : « Ils ressemblent à tous les jeunes. » Il conclut : « Derrière eux, tout un bloc raciste embraie, de “Valeurs actuelles” au “Figaro”, sur les réseaux. C’est ça, le danger. » Jordan Florentin ne tient pas à commenter une affaire qui est entre les mains de la justice mais souligne :« Nous essuyons constamment des menaces de la part des antifas, comme dernièrement à la marche [antiraciste, NDLR] organisée par la sœur d’Adama Traoré, et ça ne gêne personne. »

En tout cas, le coup du passe au nom d’Adolf Hitler ne devrait pas servir deux fois. L’affaire a pollué l’image de la web-TV conçue, dans sa présentation et par la qualité de ses images, à l’opposé de ce qu’on trouve dans les bas-fonds de la fachosphère. Livre noirmarche sur deux jambes : d’un côté, ses documentaires coups de poing ; de l’autre, l’interview du dimanche et son univers ouaté. Ce format, lancé le premier en ligne, visait à installer l’image de marque de la chaîne. Un positionnement intellectuel à destination d’un public diplômé. Les invités y ont tout le loisir d’y exposer leur réflexion, d’y présenter leur livre.



Jordan Florentin chez les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, un mouvement LGBT, à la Fête de l’Huma 2021. Une « immersion au cœur du Wokistan » pour la web-TV. (Capture d’écran Livre noir)Jordan Florentin chez les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, un mouvement LGBT, à la Fête de l’Huma 2021. Une « immersion au cœur du Wokistan » pour la web-TV. (Capture d’écran Livre noir)

Cette formule s’est révélée un efficace produit d’appel.Des têtes d’affiche comme l’ancien secrétaire général du ministère de l’Identité nationale sous Nicolas Sarkozy (et actuel directeur de campagne de Valérie Pécresse) Patrick Stefanini, la journaliste de « Valeurs actuelles » Charlotte d’Ornellas, mais aussi la députée LREM Aurore Bergé, ou encore Jean Quatremer, le correspondant à Bruxelles de « Libération ». Ce dernier voyait que Livre noir était « très à droite », mais, lorsqu’ils l’ont contacté, « ils ont juste dit que c’était un média indépendant animé par des bénévoles », raconte-t-il.

Un mécène actionnaire

« Erik, c’est plus la partie militantisme. Moi, je suis plus dans l’histoire politique », insiste François de Voyer. Celui qui se présente comme chef d’entreprise dans le transport pour personnes handicapées œuvre à la colonisation des idées radicales. Ses autres invités ? Son amie Marion Maréchal, Florian Philippot, Jean Messiha… Mais aussi, dans la longue liste, le complotiste Fabrice Di Vizio ou Ugo Gil Jimenez alias Papacito, connu pour avoir posté une vidéo mettant en scène le meurtre fictif d’un électeur « insoumis » représenté par un mannequin. Voyer préfère mettre en avant le politologue Thomas Guénolé, ancien candidat de La France insoumise.

Passé lui aussi par le fauteuil rouge, Jean-Christophe Cambadélis, ex-premier secrétaire du PS, constate : « Ils n’ont pas caviardé l’interview. On a même continué à discuter après. Depuis toujours, j’estime qu’il faut apporter un propos contradictoire dans les lignes ennemies. » François de Voyer se souvient d’avoir essuyé « un seul refus »,de Jean-Marc Jancovici, l’ingénieur spécialiste du climat :« De mémoire, il a dit qu’il ne voulait pas s’asseoir dans le fauteuil où Zemmour avait posé ses fesses. »

Même majoritaires au capital, les fondateurs de Livre noiront des comptes à rendre à leurs actionnaires. En premier lieu, Laurent Meeschaert, ancien DRH de L’Oréal reconverti dans des activités de conseil et propriétaire du mensuel « l’Incorrect ». Ce riche héritier d’une famille nordiste de banquiers prêche depuis longtemps pour l’union des droites, avec ses deniers. Ensuite,Gérault Verny, entrepreneur et enseignant à l’Issep (l’école de Marion Maréchal). Et pour finir, à titre amical pour François de Voyer, Tanguy de Vienne, propriétaire du château de Suisnes en Seine-et-Marne.De Canal+ à Zemmour… Comment Vincent Bolloré bâtit un empire médiatique ultraconservateur

La stratégie coup de poing de la web-TV s’est montrée payante. CNews n’a en effet pas tardé à repérer Erik Tegnér. Ni une ni deux, la chaîne de Vincent Bolloré l’a invité sur son plateau comme commentateur de l’actualité de la présidentielle. Mais ce couronnement n’a duré que le temps d’une émission. Les dirigeants de CNews ont pris peur et l’ont congédié au moins jusqu’au lendemain de l’élection. Ils craignaient que le CSA ne décompte les interventions du patron de Livre noir sur le temps de parole d’Eric Zemmour.


L’Obs nous pardonnera l’emprunt de cet article réservé aux abonnés, mais l’enjeu le justifie largement à nos yeux…