Comment Amazon impose la loi du silence à des élus locaux

Publié sur reporterre.net

3 juillet 2019 / Franck Dépretz (Reporterre)

Enquête 2/3 – Pendant des mois, l’installation d’Amazon sur une ancienne base aérienne militaire près de Metz était tenue secrète. La raison : un unique élu a signé, au nom des 108 que compte la métropole, un « accord de non-divulgation » avec la multinationale. Reporterre dévoile les coulisses de cette « négociation ».


  • Metz (Moselle), correspondance

« Préserver les terres agricoles », « revivifier la biodiversité », « accueillir de jeunes agriculteurs », « développer le circuit court »… En marge du G7 des ministres de l’Environnement, des Océans et de l’Énergie, qui se tenait à Metz en ce début du mois de mai, Jean-Luc Bohl, le président de Metz métropole (UDI), et son conseiller délégué au développement de l’agriculture périurbaine ne manquaient pas de belles formules pour évoquer leur Agrobiopôle, sur le plateau de l’ancienne base aérienne de Metz-Frescaty. Juste en bordure de ces 70 hectares dédiés à l’agriculture périurbaine, pourtant, on attend la venue d’une multinationale étasunienne peu réputée pour « favoriser les produits de proximité » ou pour « pour améliorer l’alimentation, le bien-être de tous », à l’inverse de ses voisins maraichers. Son nom : Amazon.

Pourtant, au centre Pompidou-Metz, en pleine conférence sur les « territoires écologiques et solidaires », étrangement, le sujet semblait tabou. Nous attendions le moment des questions du public pour intervenir. Mais il semblait que Jean-Luc Bohl n’avait pas le droit de prononcer le mot Amazon

« Je n’ai pas à parler maintenant et c’est tout ! » nous répondit-il, sèchement. Est-il tenu de garder le silence du fait de la clause de confidentialité conclue entre Metz métropole et le groupe du milliardaire Jeff Bezos ? Pour tout comprendre, il faut revenir quelque temps en arrière.

Jean-Luc Bohl (avec la cravate rouge) pendant la conférence sur les « Territoires écologiques et solidaires » : « Désolé de devoir contribuer à créer des emplois, mais voilà ça fait partie aussi du rôle des élus et pas seulement de préserver la biodiversité. »

« Éléments couverts par le secret des affaires »

Juin 2012 : l’aéroport militaire de Metz-Frescaty ferme. Pour combler le départ des 2.600 militaires — et des 5.000 emplois qui allaient avec —, les élus de la métropole lancent un vaste projet de reconversion pour les 380 hectares de ce site, renommé plateau de Frescaty, qui se trouve au sud-ouest de la capitale de Moselle. Sous les zones commerciales, agricoles, économiques, sportives, la « pointe Sud » du plateau doit aussi bien accueillir des artisans qu’un monumental entrepôt logistique sur la commune d’Augny. Haut de 23,72 mètres, il est s’étendre sur 54.391 m² au sol — pour une surface totale de 185.331 m² sur quatre niveaux.

Sur les centaines de pages de rapports, enquêtes, études, délibérés qui annoncent la création de cette « plateforme logistrielle à vocation nationale et internationale » [1], le nom d’Amazon n’apparait pas une seule fois. Officiellement, parce que le géant du commerce en ligne n’est que le potentiel locataire. L’exploitant du site est Argan, une société foncière de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) spécialisée en développement et location de plateformes logistiques.

Schéma du plateau de Frescaty qui est censée accueillir Amazon au niveau de sa pointe Sud.

Si Amazon exige l’anonymat absolu, ce serait aussi pour éviter d’attirer l’attention de ses concurrents. « Amazon voulait s’implanter quelque part entre la Belgique, le Luxembourg et le Grand Est. Ils recherchaient une ancienne friche en plein cœur d’agglomération. Plusieurs entreprises internationales, dont UPS, nous ont dit être intéressées par ce site », se souvient Henri Hasser. Le vice-président à l’aménagement économique et à la planification territoriale fait partie de « la poignée d’élus » qui ont trouvé un nom de code digne d’un film d’espionnage étasunien pour nommer administrativement la venue d’Amazon : « Projet Delta ». On voudrait en savoir davantage. Ses souvenirs sont vagues : « On a décidé, comme ça, entre nous, qu’on l’appellerait Delta, voilà… Je ne sais plus qui l’a sorti. » C’est pourtant lui, le maire de Ban-Saint-Martin, l’unique élu métropolitain à avoir signé au nom de toute la collectivité, dès novembre 2016, une clause de confidentialité avec Amazon. Et dans une totale ignorance du contenu du texte… entièrement rédigé dans un anglais abscons et abstrait.

Clause de confidentialité Amazon-Metz métropole.

Sur ce fameux « accord de non-divulgation » — que Reporterre divulgue en exclusivité —, les « éléments couverts par le secret des affaires », dont le mot Amazon, ont été noircis par les services de la métropole. Henri Hasser, qui n’a ni inscrit son nom en caractères d’imprimerie ni signé aux bons emplacements, comprend-il un traître mot de la langue de Shakespeare ? Qu’importe. Il avoue avoir « signé leur truc » sans même l’avoir lu « Je suis seul à l’avoir signé au nom de Metz Métropole, car je suis vice-président, dit Henri Hasser à Reporterre au téléphone. Ça suffit à engager la métropole. C’est du droit européen. » Du droit luxembourgeois, plus exactement. Les éventuels litiges devront être réglés par les tribunaux du Grand-Duché, où siège Amazon EU SARL, véritable succursale européenne de la multinationale qui lui permet de ne payer pratiquement pas d’impôts.

Henri Hasser maîtrise-t-il également la législation de son propre pays « Les contrats auxquels une personne morale de droit public ou une personne privée exécutant une mission de service public sont parties sont rédigés en langue française. Ils ne peuvent contenir ni expression ni terme étrangers », dit la loi du 4 août 1994. La clause de confidentialité pourrait donc être illégale ? Une chose est certaine : elle est « communicable à toute personne qui en fait la demande », selon une décision du 18 avril de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Pourquoi alors ne nous la communique-t-on pas ?

« Ce sont des méthodes à l’américaine, certes, mais cela va générer 2.000 emplois sur un territoire martyrisé jusqu’ici »

« Je ne la publierai pas, c’est tout ! C’est moi qui l’ai signée. Ça ne regarde personne », déclarait Henri Hasser au téléphone quelques jours avant que Reporterre ne se procure le document par ses propres moyens. Le troisième vice-président de Metz métropole assumait « prendre le risque » de ne pas se conformer à l’autorité administrative française pour… respecter la loi du silence imposée par l’entreprise aux 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France.

« Un seul homme qui signe pour toute la collectivité… c’est du n’importe quoi ! »Philippe Casin fait partie des 107 élus de Metz métropole (sur 108) qui n’ont rien signé et ont été engagés (sans en avoir été informés) à ne rien communiquer autour de la venue d’Amazon à Metz-Frescaty. Mais il est le seul à avoir saisi la Cada et ainsi obligé les services de Metz métropole à lui transmettre la clause de confidentialité fin mai.

Concassage de l’ancienne piste d’atterissage, aménagement du terrain, raccordement aux réseaux de communications… Les pelleteuses ont commencé leur travail sur l’ex-base aérienne.

« Malgré tout le respect que j’ai pour les juristes de Metz métropole, ajoute cet opposant sans étiquette, vous avez en face une puissance juridique, une multinationale qui connait très bien le droit international — au point d’être adepte de l’optimisation fiscale. Comment peut-on laisser une personne seule engager toute la collectivité comme ça ? Sans avoir derrière des rapports de juristes ? Des élus qui pèsent le pour et le contre ? »

Pourtant, rares sont les élus qui ont protesté contre cette décision. Lorsqu’on leur a laissé le choix, lors des deux votes consacrés à la réalisation de la pointe Sud – comprendre : Amazon — en octobre et décembre 2018, les membres du conseil métropolitain n’étaient que 4 et 8 à avoir voté « contre »… D’autres décisions relatives à l’aménagement du plateau de Frescaty ont été prises (sans vote) lors de bureaux délibérants auxquels ne peuvent accéder que cinquante élus (vice-présidents, délégués, maires…).

« Rien n’a été fait en secret, se défend Henri Hasser. D’ailleurs, personne n’a attaqué[en justice] les délibérations de Metz métropole. » De son côté, le président de la métropole, Jean-Luc Bohl, trouvait « dingue d’avoir à se justifier » concernant la clause de confidentialité (Le Républicain lorrain du 25 mai) : « Ce sont des méthodes à l’américaine, certes, mais cela va générer 2.000 emplois sur un territoire martyrisé jusqu’ici. » Ah ! L’emploi. Lorsque le nom d’Amazon a été lâché publiquement, en juillet 2018, pour la première fois — par la presse régionale, et non par les élus —, il était accompagné de cette promesse : 2.000 emplois. Puis très vite 3 000.

Or, le rapport d’enquête publique n’est pas si optimiste : « Le site pourra accueillir jusqu’à 3 équipes [par jour], dont la plus importante ne devrait pas dépasser 820 personnes en période de pic », est-il indiqué, les pics d’activité étant prévus environ huit semaines par an. Guère plus précise, l’étude d’impact mentionne par ailleurs une soixantaine d’emplois administratifs. On semble loin des 3.000 emplois promis. Quant à leur nature (CDD CDI ? intérim ?), toute la littérature consultée n’y répond pas. Les élus pas davantage.

« Quand les militaires sont partis, ça nous a fait mal »

« Si ce projet est si bon pour l’avenir, pourquoi le faire en douce ? On met la misère en concurrence. Les élus laissent espérer du boulot à des gens en situation de précarité en échange de la destruction de leur milieu de vie. C’est un pari sans garantie sur l’avenir avec les deniers publics », dit Marie-Pierre Comte, habitante d’Augny et membre du collectif Non à Amazon sur le plateau de Frescaty, qui rassemble Attac, Les Amis de la Terre, les Marcheurs pour le climat et quelques partis politiques. Rien ne garantit, en effet, que ce projet à 12,9 millions d’euros aboutisse un jour [2].

Pour le maire d’Augny, François Henrion, Amazon « répond à un besoin des chômeurs du secteur : 50 % d’entre eux n’ont pas le Bac ». « Quand les militaires sont partis, ça nous a fait mal, se souvient-il. On s’est engagés à recréer de l’emploi. Les commerces se posaient des questions. Dans l’école, on a fermé deux classes coup sur coup. Il faut voir le quotidien des gens. »

François Henrion n’a jamais visité un entrepôt Amazon et n’a aucune intention de le faire avant d’accueillir le projet juste à côté de sa ferme — et même sur ses propres terres, une petite partie étant revendue à la métropole. Le maire et neuvième vice-président de Metz métropole dit avoir rencontré « deux ou trois fois » un représentant luxembourgeois d’Amazon en préfecture. Lui se cantonne à « délivrer un permis de construire ». Lequel permis fait l’objet de six recours de la part des riverains, actuellement en cours d’instruction au tribunal administratif de Strasbourg (Bas-Rhin).

« Quand on a appris qu’Amazon allait s’implanter à côté de chez nous, tout avait déjà été décidé sans qu’on soit consulté », s’exaspère Nicolas Michel, qui a porté un recours avec sa femme. « L’étude d’impact a été commandée par Metz Métropole et Argan à un cabinet d’étude de leur choix. Elle était déjà bouclée en août, quand on n’était pas encore au courant qu’on verrait Amazon juste sous notre fenêtre. »

Depuis la cour de sa maison, Nicolas Michel pourra apercevoir Amazon, qui devrait s’implanter dans le champ derrière chez lui. Sa femme et lui ont déposé un recours contre le permis de construire.

Si la plateforme logistique sortait de terre un jour, pas moins de 5.600 déplacements de véhicules, tous modes confondus, dont 610 aller-retour de poids lourds, perturberaient la tranquillité de cette localité de moins de 2.000 habitants. Nicolas et sa femme habitent le long d’une départementale « déjà saturée à l’heure de pointe », qui risque d’être l’un des axes névralgiques du plateau de Frescaty. Sa maison devrait, quant à elle, être encerclée par deux voies d’accès menant à l’entrepôt, à moins de 200 mètres l’une de l’autre. « On est en train de détruire un village. Pas loin d’Amazon il y a une école primaire et une maternelle. Comment s’assurer que les camions ne passent pas dans le centre-ville ? »

Avec la police municipale et des caméras de surveillance, répond la mairie. Et pour limiter les nuisances sonores, des merlons – de grosses butes de « terre végétale »— de deux mètres de hauteur et des « arbres à hautes tiges » devraient longer les zones sensibles. Le maire d’Augny promet d’« intégrer le projet à son environnement » via la protection d’espaces boisés, la renaturation d’un cours d’eau, la limitation de la vitesse, l’interdiction pour les camions de circuler dans le village, la création de voies d’accès douces pour les transports en commun, vélos et piétons, ou encore l’arrivée d’un nouveau bus à haut niveau de service sur site propre qui reliera le plateau de Metz-Frescaty au reste de l’agglomération.

Les pelleteuses ont commencé leur travail

Seulement, pour la mission régionale d’autorité environnementale (MRAe) du Grand Est, toutes ces mesures pour éviter-réduire-compenser la perte-nette de biodiversité « manquent de précision et ne sont pas spécifiquement mises en relation avec un impact précis. Le dossier présente un certain nombre de mesures mais ne détaille pas leur mise en œuvre, n’évalue ni ne justifie leur efficacité ».

Concassage de l’ancienne piste d’atterrissage, aménagement du terrain, raccordement aux réseaux de communications… Les pelleteuses ont commencé leur travail sur l’ex-base aérienne. Un bois censé être préservé a même déjà subi une saignée non loin de l’Agrobiopôle.

« Les élus laissent espérer du boulot à des gens en situation de précarité en échange de la destruction de leur milieu de vie. C’est un pari sans garanti sur l’avenir avec les deniers publics », dénonce Marie-Pierre Comte, habitante d’Augny et membre du collectif Non à Amazon sur le plateau de Frescaty.

Il reste que tout n’est pas bouclé. Au sein de la société Argan, une personne a donné à Reporterre, non officiellement, un point de vue surprenant sur l’arrivée de leur client étasunien en Moselle : c’est un « projet fantôme », « toujours en point d’interrogation », « où il n’y a absolument rien de fait, rien de signé ». Tant que la contestation du permis de construire est en cours d’instruction, l’autorisation préfectorale ne peut être délivrée. Et de rappeler qu’un abandon ne serait pas extraordinaire. À Boigny-sur-Bionne, dans le Loiret, un « pôle d’excellence logistique vert et socialement exemplaire » était annoncé en 2014. Il s’est évaporé face à la détermination des opposants locaux. « Dans ces cas-là, nous dit-on, on ne va pas aller au-devant de problèmes ou de complications, ça ne sert à rien. »

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Des soignantes obligées de travailler en sous-effectif dans un Ehpad, leur direction les sanctionne

Publié sur bastamag.net

Des soignantes sont obligées de travailler en sous-effectif dans un Ehpad, leur direction les sanctionne

PAR RACHEL KNAEBEL 3 JUILLET 2019

Sophie est aide médico-psychologique dans un établissement pour personnes âgées (Ehpad). Une veille de Noël, elle et ses collègues soignantes apprennent qu’elles seront en sous-effectif pour s’occuper des résidents et sont invitées par leur hiérarchie à faire « au mieux ». Un an plus tard, elles sont sanctionnées et rétrogradées par leur direction. Voici pourquoi.

« Je vais voir l’effet de la sanction sur mon bulletin de salaire de juin. Ce n’était déjà pas beaucoup ce que je gagne, ce sera encore un peu plus difficile. » Sophie Dufaud est aide médico-psychologique (AMP) dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) à Riantec, dans le Morbihan. L’établissement dépend de l’hôpital de la commune. Sophie y travaille depuis 1992. « J’ai commencé comme agent de service hospitalier, puis j’ai suivi la formation pour devenir aide médico-psychologique », rapporte-t-elle.

Mère de famille, elle travaille à 80%, pour 1500 euros nets par mois. Depuis ce mois de juin, elle a perdu 130 euros par mois de salaire. C’est le résultat d’une sanction : le directeur du groupe hospitalier a décidé que Sophie devait perdre six échelons d’ancienneté ! Après plus de 25 ans de travail dans l’établissement, elle se retrouve presque au même niveau de salaire qu’une débutante, sans possibilité de récupérer totalement son ancienneté par la suite. Sa retraite s’en trouvera réduite.

Qu’a fait Sophie ? Sa « faute » est d’avoir, alors que son équipe était en sous-effectif suite un arrêt maladie, « fait au mieux », comme leur avait alors demandé au téléphone le cadre administratif de garde du groupe hospitalier. C’était fin 2017, juste avant Noël, le 23 décembre. Une collègue souffrante n’était pas remplacée ce matin-là. Sophie et les autres agentes de l’équipe assurent alors en priorité les toilettes des résidents, les petits déjeuners et les déjeuners. Et les habillent avec des tenues dites « médicalisées », des chemises de nuit, qui sont plus rapides et plus faciles à mettre aux personnes âgées. Les résidents qui sortent de leur chambre pour les animations ont aussi un plaid sur les genoux et des gilets. À la fin de son service, Sophie, qui est syndiquée à la CGT, remplit en son nom une fiche d’événement indésirable, pour signaler le dysfonctionnement.

Une soignante privée de salaire pendant six mois, sur simple décision du directeur

Un an plus tard, en mars 2019, Sophie et ses collèges passent en entretien pré-disciplinaire. Trois d’entre-elles sont ensuite convoquées à un conseil de discipline. Pour la direction de l’hôpital, leur comportement ce 23 décembre 2017 – avoir vêtu des résidents de chemises médicalisées, en avoir laissé d’autres au lit, faute de personnel en nombre suffisant – n’a pas respecté la dignité des résidents, et relève de la maltraitance. Le conseil, dont l’avis est consultatif, n’ordonne alors pas de sanctions. Mais le directeur du groupement hospitalier, Thierry Gamond-Rius, en décide autrement. Une agente reçoit un avertissement, Sophie est rétrogradée, et une infirmière est exclue pendant six mois avec suspension totale du salaire. « Cette infirmière a trois enfants. Le directeur n’a pas du tout pris en compte la situation familiale des gens », déplore Sophie.

La direction du groupement n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. Mais dans un courrier du 11 juin aux secrétaires des sections syndicales de la CFDT, de Sud et de la CGT (que Basta ! a pu consulter), le directeur conseillait aux agentes de lui soumettre un « recours gracieux » : « Je vous rappelle qu’il existe des voies de recours. Dont le recours gracieux auprès de l’autorité qui a pris les sanctions, c’est-à-dire moi-même », écrit-il. Les soignantes ont préféré faire appel à un avocat pour demander l’annulation des sanctions devant le tribunal administratif. Une demande en référé (en urgence) est déposée pour l’infirmière suspendue pendant six mois. Dans son ordonnance, le juge des référés a considéré la sanction disproportionnée, ordonné la réintégration de l’agente, et demandé que la direction lui verse 1000 euros au titre des frais d’avocat. L’affaire doit encore être jugée sur le fond.

Une quatrième agente de l’Ehpad, une infirmière représentante de la CGT au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), est sanctionnée en même temps que ses collègues pour avoir dit un jour de manière jugée trop autoritaire à un jeune salarié qu’il ne devait pas travailler plus de douze heures d’affilée, alors qu’il réalisait une journée de travail de plus de treize heures. Elle a été dégradée de deux échelons.

Des procédures d’exception qui deviennent de plus en plus fréquentes

« Ce genre de problèmes devraient être discutés dans l’équipe avec le cadre de santé, on ne devrait pas en arriver à des extrémités comme cela », déplore Françoise Jaffré, ancienne infirmière du même Ehpad, retraitée depuis quelques années. Elle est aujourd’hui membre du comité de soutien aux agentes sanctionnées. « Je n’ai jamais vu de telles sanctions prise à l’égard d’hommes. Il y a une discrimination de genre », dénonce aussi Claudine Cornil, ancien institutrice et animatrice du comité de soutien, longtemps engagée à l’union départementale CGT. Le groupe de soutien organise des réunions publiques, alerte les élus du conseil d’agglomération. « Nous sommes tous concernés par les Ehpad et par le vieillissement de la société. C’est un enjeu qui demande qu’on prenne soin de ceux qui prennent soin des aînés », ajoute l’ancienne enseignante.

En fait, dans cette commune du Morbihan, c’est depuis 2016 qu’un collectif qui regroupe soignants, syndicalistes et citoyens mobilise sur le situation des soignantes des Ehpad. « Le collectif a été créé avec l’objectif d’améliorer les conditions de vie des résidents, ce qui passe pour nous par les conditions de travail des personnels. Nous avons pensé qu’il fallait regrouper tout le monde pour pouvoir avancer. Car, déjà en 2016, les remplacements n’étaient plus correctement assurés à l’Ehpad », rappelle Françoise Jaffré.

« Il n’y a plus de communication. Nous avons perdu l’humain »

L’aide médico-psychologique Sophie Dufaud a de son côté vu les conditions de travail se détériorer largement depuis 2012 déjà. « En 2012, la direction a mis en place ce qu’on appelle les « procédures en mode dégradé ». Cela signifie qu’une absence pouvait ne pas être remplacée pendant les trois premiers jours, avec des procédures adaptées à cette situation qui disait les actes à réaliser malgré tout et ceux auquel nous devions renoncer, témoigne la soignante. Et puis, au fur et à mesure, cela s’est étendu sur plus de jours. »

Un événement supplémentaire change les conditions de travail dans l’Ehpad de Riantec : son intégration, en janvier 2018, au Groupement hospitalier Bretagne Sud, l’un de ces méga-hôpitaux qui sont devenus la norme depuis la loi sur la santé de 2016. Une fusion qui distend les relations entre l’administration et les personnels qui sont directement au contact des résidents, puisque tout est géré depuis Lorient, à une vingtaine de kilomètres. « Nous n’avons plus d’administration dans notre établissement, plus d’informaticiens, témoigne Sophie. Tout est à l’hôpital de Lorient. Il n’y a plus de communication. Nous avons perdu l’humain. Nous sommes devenues des matricules. Pour nous, cette fusion, ce n’est pas bénéfique du tout. »

« Nous sommes gérés par des personnes qui ne savent pas ce qu’est notre travail »

C’est donc un directeur qui n’est pas sur place qui a décidé seul de sanctionner les quatre soignantes. Le 25 juin, Sophie et ses collègues ont tenté de rencontrer les membres de la direction du Groupement hospitalier à Lorient, qui se réunissaient pour un Comité technique d’établissement (CTE). Ce fut peine perdue. « Le directeur est parti, il n’a pas voulu nous voir, dit-elle. Mais j’ai dit à la direction, venez voir comment nous travaillons dans les Ehpad. Il faut venir, il faut mettre une blouse. La direction se permet de nous sanctionner alors qu’elle ne sait pas ce que nous faisons. Nous sommes gérés par des personnes qui ne savent pas ce qu’est notre travail, mais ils sont au-dessus de nous, ils ont le pouvoir de nous punir ».

Le large mouvement de grève qui agite les Ehpad début 2018 ouvre les yeux de nombre de citoyens sur la situation dans ces établissements et les difficultés des soignantes à travailler avec toujours moins d’effectifs. Les familles des résidents sonnt alors elles-mêmes nombreuses à soutenir les travailleuses. Même l’association des directeurs d’établissements pour personnes âgée soutient la grève.

Mais à Riantec, Sophie et ses collègues se sont retrouvées abandonnées par la direction de leur Ehpad et par l’administration. « Au téléphone, le cadre administratif nous a dit de faire au mieux. Nous faisons comme nous pensons que c’est le mieux vu la situation, et on nous sanctionne pour la décision que nous avons prise. Ce que nous avons fait de jour-là, ce sont des choses qui se passent tous les jours dans le Ehpad. Les agentes sont épuisées, partout », rappelle Sophie Dufaud. « Ils nous traitent de maltraitantes, alors que c’est de la maltraitance institutionnelle, dans les Ehapd, en psychiatrie, aux urgences… »

Rachel Knaebel