Texte lu en ouverture de l’assemblée générale du 29 novembre 2022 par Françoise et Michel
Baignade interdite
On peut s’asseoir ?
Je vous en prie.
Qu’est-ce que vous faites ?
On attend.
Vous attendez quoi ?
Les migrants.
Les migrants ? des oiseaux ?
Non, des femmes, des hommes, des enfants.
Et, ils viennent d’où ?
De là-bas, en face, loin.
Vraiment loin ?
Aucune idée. De l’autre côté, en tous cas.
Ils arrivent quand ?
Aucune idée. Ils n’ont pas d’horaire.
C’est embêtant !
Des fois, on perd notre temps. Aucun n’apparaît. Mais c’est rare.
Curieux, ce manque d’organisation. Et, ils viennent faire quoi ?
Ils fuient.
Ils fuient ? quoi ?
La guerre, la faim, la misère. Des choses comme ça.
Classique !
Oui classique.
Pourquoi venir ici ? spécialement ici ?
Sans doute pensent-ils que c’est mieux que là-bas.
Les pauvres !
Comme vous dites.
Et quand vous en voyez, qu’est-ce que vous faites ?
Rien. Que voulez-vous qu’on fasse ? il y en a tellement. On ne peut pas les aider tous, alors pourquoi les-uns plutôt que les autres ? ce ne serait pas juste. Autant n’aider personne. C’est plus équitable. Et puis, ma femme et moi, on ne sait pas bien nager.
Et eux, ils savent ?
Les migrants ? pas vraiment, ils flottent plus qu’ils ne nagent. Et souvent quand ils flottent, ils sont bleus et raides.
Assez morts, en somme ?
Oui.
Pas très ragoutant, c’est une plage ici, où des gens se baignent l’été.
Pas ici !
Pourquoi ?
Vous n’avez pas vu le panneau ? baignade interdite ! il y a des courants dangereux !
Ils ne le savent pas ?
Comment voulez-vous qu’ils le sachent ?
Le panneau !
On ne peut le voir que de la plage.
En effet. Et si on le tournait vers eux, vers le large ?
Il faudrait déjà qu’ils sachent lire.
Ils ne savent pas ?
Aucune idée.
Ils nous ressemblent ?
Pas tout-à-fait.
Comment ça ?
Ils sont plus maigres. Et puis, ils ont des yeux.
Des yeux ?
Différents, intenses, fiévreux, tourmentés. Un peu fou.
Ils sont fous ?
Non. Enfin, pour entreprendre une traversée pareille. Tout de même, oui. Ce qui est beau, c’est de les voir apparaître. Debout, tous serrés les uns contre les autres. On dirait qu’ils marchent sur l’eau, comme Jésus, car le bateau disparaît sous leur poids.
Il arrive qu’il coule ?
Parfois oui, parfois non. Quand ça coule, ça coule vite. La mer les avale, comme une bouche. Et puis plus rien.
Un peu frustrant ?
Je ne dirais pas cela. C’est un spectacle différent.
Certains abordent ?
Certains.
Vous leur parlez ?
Non, pourquoi ? on n’en connaît aucun. Et puis, il y a la barrière de la langue.
Ils ne parlent pas notre langue ? Vous leur avez demandé ?
Non, mais ça se voit. Et puis ils claquent tellement des dents qu’ils seraient incapables de dire un mot.
Et ce qu’ils veulent, c’est manger, boire dormir sous un toit, pas faire la conversation.
Vous leur donnez cela ?
Non, c’est petit chez nous. Et la vie est chère, vous le savez bien. D’ailleurs, s’ils avaient une idée du coût de la vie ici, ils ne viendraient pas. Mais une fois qu’ils y sont ils restent, ils ne partent plus.
Ils le voudraient ?
On ne sait pas.
Qu’est-ce que vous faites après, quand vous les avez vus ?
On rentre.
Et c’est tout ?
Oui, c’est tout.
Mais pourquoi vous venez, alors ?
Pour passer le temps … pour les voir en vrai.
A la télé, ils paraissent plus grands. Alors qu’en vrai, ils sont tout petits, ils font moins peur, on repart rassurés.
Quand on ne sait pas, on se fait des idées. En les voyant, on constate qu’ils sont inoffensifs.
Tenez, vous voyez là-bas ?
Où ?
Là-bas, en haut de la grande vague. Ce sont des migrants.
Vous en êtes sûr ?
Certain, j’ai l’habitude, faites-moi confiance.
Ça, des migrants. Je les aurais crus plus grands.
Qu’est-ce que je vous disais.
Ils vont accoster ?
S’ils ne coulent pas, oui.
Vous pensez qu’ils peuvent couler ?
Il y a des chances. La mer grossit, les vagues se creusent. Pas bon. Pas bon du tout. On va peut-être rentrer d’ailleurs. Tous ces nuages, pas envie de nous faire tremper.
Vous n’attendez pas de savoir s’ils vont couler ou atteindre le rivage ?
Non, on reviendra demain.
Demain ?
Oui, il y en aura d’autres. Ne vous tracassez pas.
Alors, bonne soirée.
Bonne soirée.
A demain, si vous permettez ?
Vous êtes le bienvenu, la plage est à tout le monde.
Philippe Claudel
(in bienvenue, 34 auteurs pour les réfugiés)