En pleine polémique avec le gouvernement, le président de la Ligue des droits de l’homme répond, dans un entretien au « Monde », aux accusations de Gérald Darmanin et d’Elisabeth Borne.
La première ministre, Elisabeth Borne, après le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a mis en cause, mercredi 12 avril, la Ligue des droits de l’homme (LDH), qui s’est élevée contre les violences policières, notamment lors de la manifestation de Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Mᵉ Patrick Baudouin, son président, répond point par point aux accusations du gouvernement.
Elisabeth Borne a indiqué devant le Sénat « ne plus comprendre certaines prises de position » de la Ligue des droits de l’homme. La LDH a-t-elle changé ?
Absolument pas et je suis à la fois blessé et révolté. Ses propos sont très graves, parce qu’elle est Première ministre. Après les déclarations de Gérald Darmanin, on a senti un flottement chez plusieurs ministres, ou pour le moins une gêne : on espérait qu’Elisabeth Borne recadrerait son ministre dans un sens plus républicain, et plus respectueux de la liberté associative.
Aujourd’hui, j’ai quelque peu honte pour notre pays, qui glisse progressivement vers les régimes illibéraux. Quelles sont les prises de position qu’elle ne comprend plus ? Les deux seules précisions qu’elle apporte, c’est « que cette incompréhension s’est fait jour dans ses ambiguïtés face à l’islamisme radical » et en ce que « la LDH a récemment attaqué un arrêté interdisant le transport d’armes par destination à Sainte-Soline ».
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Le second point, d’abord. C’est un reproche récurrent. Bien évidemment, la LDH est contre le port d’armes par des manifestants. Il y a dans le code pénal un article qui interdit le port d’armes, c’est un délit, donc il n’y a pas besoin d’un arrêté de la préfecture. Ensuite, l’arrêté n’interdisait pas seulement le port d’armes, mais aussi le port d’objets pouvant constituer « une arme par destination », c’est-à-dire n’importe quel objet susceptible d’être lancé sur les forces de l’ordre, un casque, une bouteille de bière… Or, le Conseil constitutionnel, le 18 janvier 1995, a considéré qu’on ne pouvait pas interdire le port ou le transport d’objets pouvant être utilisés comme projectiles, et qu’il s’agissait d’« une formulation générale et imprécise qui entraîne des atteintes excessives à la liberté individuelle ». On ne fait que s’appuyer sur une décision du Conseil constitutionnel.
Le juge des référés a rejeté le recours,mais ça s’est fait dans une grande précipitation et on entend continuer à contester ce type d’arrêté. On nous accuse souvent d’exercer des recours abusifs contre l’Etat ; or les trois quarts de nos actions sont des succès judiciaires. Je citerais simplement une des actions récentes contre des arrêtés du préfet de police de Paris pris à 17 h 30, affichés à 18 heures pour interdire les manifestations à 19 heures, sans possibilité réelle de les contester, et qui privait les manifestants de l’exercice du droit de recours.
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Mme Borne dénonce aussi vos « ambiguïtés face à l’islamisme radical »…
Les valeurs défendues par la LDH, la liberté, l’égalité, la dignité de la personne, la fraternité vont totalement à l’encontre de ce que véhicule l’islamisme radical. Alors, venir nous dire qu’il y aurait une ambiguïté face à l’islamisme radical est une contre-vérité absolue, qui est inacceptable.
« Nous défendons tous les droits, même les droits des terroristes à être jugés équitablement, et non par des justices d’exception »
Il y a, derrière ce propos, en réalité, autre chose. Ce n’est pas la première fois qu’on nous fait ce procès. Nous défendons tous les droits, même les droits des terroristes à être jugés équitablement, et non par des justices d’exception. Nous défendons également les droits des personnes accusées d’islamisme radical, tout en condamnant absolument les actes eux-mêmes, nous défendons le droit des djihadistes à un procès équitable.
Il y a, à l’évidence, une montée de l’islamophobie. Or, bien sûr, nous combattons cela et nous avons été amenés à prendre des positions qui nous ont été reprochées, par exemple sur le port du voile : nous sommes là aussi pour la liberté, et pas pour les interdictions. Et on se sent très proches des femmes iraniennes qui refusent de porter le voile et qui, pour autant, admettent que d’autres femmes puissent le porter.
Vous avez aussi défendu un imam radical du Nord…
L’imam radical Hassan Iquioussen, qui a défrayé la chronique l’été dernier, vivait en France depuis sa naissance et n’avait jamais fait l’objet de la moindre condamnation pénale. Le ministre de l’Intérieur, à un moment où il était dans l’agitation politique pour occuper le terrain, a pris, en juillet 2022, un arrêté d’expulsion : l’avocate de l’imam l’a contesté, et la Ligue est intervenue pour soutenir cette contestation. L’imam a d’ailleurs gagné devant le tribunal administratif et perdu devant le Conseil d’Etat.
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Mais pourquoi sommes-nous intervenus, alors que nous avons été très critiqués ? Parce qu’il vivait en France, avait une famille et donc le droit au respect de sa vie familiale, c’est d’ailleurs ce qu’avait retenu le tribunal administratif. En revanche, il lui était reproché des propos antisémites absolument abjects, que nous avons condamnés absolument, mais qui remontaient à 2014. Il n’y avait pas eu de poursuites pénales, ce qui aurait dû être le cas. Et puis, il a eu des propos tout à fait contraires à l’égalité hommes-femmes, et tout aussi inadmissibles.
Mais nous souhaitons que les poursuites se fassent dans le respect du droit. Cela remonte à l’histoire de la Ligue, une lutte de cent vingt-cinq ans contre l’injustice et l’arbitraire. Notre combat est toujours le même, pour le respect du droit à un procès équitable. Nous sommes intervenus après la première guerre mondiale sur les fusillés pour l’exemple, et on nous a accusés d’être des traîtres à la patrie.
A la Libération, alors que la Ligue avait été une des victimes de Vichy et du nazisme, nous avons contesté les modalités de l’épuration. Au moment de la guerre d’Algérie, nous avons combattu la torture. Pour les sans-papiers de l’église Saint-Bernard [à Paris, en 1996], on nous a fait ce reproche d’être pour les étrangers, pour les immigrés. Tout ce que nous faisons, c’est défendre leurs droits.
Nous assumons le fait d’être un contre-pouvoir, parce que tout pouvoir comporte sa part d’ombre en ce qui concerne le respect des droits et libertés. Mais hormis la période de l’Occupation, nous n’avons jamais été attaqués aussi frontalement par un gouvernement.
M. Darmanin a dit que la subvention que l’Etat vous accordait méritait « d’être regardée dans le cadre des actions qui ont pu être menées »…
Cela mérite d’être regardé, oui. Dans la mesure où la Ligue des droits de l’homme reçoit des subventions publiques, elle est l’objet de contrôles, en particulier de la Cour des comptes. Et nos finances sont transparentes. Il suffit d’aller sur le site de la LDH pour voir que nous avons un budget d’un peu plus de 2 millions d’euros, que les subventions en représentent à peu près le tiers. Le reste, ce sont les cotisations de nos adhérents, les dons et les legs, tout cela est parfaitement transparent.
Ce qui est plus inquiétant dans le propos du ministre, c’est la menace voilée qui suit, « dans le cadre des actions qui ont pu être menées ». Cela veut dire, semble-t-il, que l’octroi de subventions se trouvera apprécié par le regard que l’Etat portera sur nos actions. Où va-t-on ? C’est exactement ce que font Viktor Orban, Benyamin Nétanyahou ou Vladimir Poutine. Cela voudrait dire qu’on va vous accorder des subventions si votre comportement va dans le sens du pouvoir. Cette menace est-elle susceptible d’être mise à exécution ? Mme Borne semble dire le contraire dans son intervention.
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Au-delà de la seule LDH, c’est la liberté associative qui est en jeu. C’est ce que nous dénonçons avec d’autres depuis plusieurs mois, en particulier depuis le vote de la « loi séparatisme » d’août 2021 et le décret du 31 décembre 2021 sur le contrat d’engagement républicain. Ce contrat, qui n’en est pas un puisqu’il est imposé par l’Etat, fait obligation aux associations qui reçoivent des subventions de respecter sept engagements, dont l’un consiste à ne pas engager des actions de caractère politique, syndical, associatif, religieux qui pourraient constituer un trouble à l’ordre public. Chacun sait à quel point cette notion est large, et peut donner lieu à de multiples interprétations, surtout si venait au pouvoir un gouvernement d’extrême droite.
La LDH, à Sainte-Soline, a été accusée de diffuser de fausses nouvelles, en assurant que les secours n’avaient pas eu l’autorisation de secourir des blessés…
J’estime que la LDH a visé très juste avec Sainte-Soline.Deux éléments se conjuguent. Il s’agit d’abord de ce qu’on a pu contester lors des manifestations qui ont suivi le 16 mars, après le vote à marche forcée de la loi retraite. On a largement constaté,documenté et contesté le recours à des méthodes de répression policière violente, un retour à des violences disproportionnées comme au moment des « gilets jaunes ». Ça a été le premier poil à gratter qui a irrité M. Darmanin.
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Il y a eu ensuite Saint-Soline. Nous avions des observateurs, une équipe de vingt-deux personnes. Il se trouve qu’il y a eu d’abord des violences inouïes, c’est vrai, de la part des black blocs contre les gendarmes : c’est pleinement condamnable, c’est de la délinquance. Puis, il y a eu l’utilisation par les forces de l’ordre d’une violence tout aussi inouïe à l’encontre des manifestants ; les gendarmes ont utilisé ces grenades très dangereuses que sont les GM2L, qui sont non seulement assourdissantes, qui aveuglent, mais qui en plus dégagent des éclats qui peuvent blesser plus ou moins gravement. Il y a donc eu des blessés, et en particulier deux personnes entre la vie et la mort.
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« Ce qui gêne le pouvoir, ce n’est pas la LDH, c’est le regard sur la France à l’étranger »
Il se trouve qu’il y avait des observateurs qui ont pu constater l’état extrêmement grave de Serge, l’une de celles-ci, et se sont préoccupés, en lien avec un médecin qui était dans une sorte de QG de notre équipe, d’essayer d’intervenir pour qu’il puisse être évacué et secouru. L’enregistrement qu’a publié Le Monde est quand même très révélateur : les observateurs disent au SAMU que la zone est parfaitement accessible depuis au moins une demi-heure et qu’il y a un trajet qui permet aux secours d’y accéder sans difficultés. Le SAMU répond qu’il n’a pas pour le moment l’autorisation d’accéder aux blessés. Il leur a été interdit d’y aller, c’est ce qui est dit par le représentant du SAMU dans l’enregistrement.
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M. Darmanin a présenté la Ligue comme émettant des contre-vérités. Il en a en réalitépris ombrage, parce qu’il y a une véritable inquiétude du pouvoir. Cette affaire n’est pas terminée, il y a une instruction, la justice a été saisie par les familles. Ce qui gêne le pouvoir, ce n’est pas la LDH, c’est le regard sur la France à l’étranger. Tout cela l’inquiète, et il a fallu trouver une sorte de bouc émissaire, qu’on cloue au pilori.
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Où en sont les libertés fondamentales dans notre pays ?
Les libertés publiques en France sont en péril. Vraiment. Depuis les attentats de New York en 2001, tous les pays, y compris démocratiques, ont adopté progressivement des législations de plus en plus répressives, des législations d’exception au nom de la lutte antiterroriste. On a rogné insidieusement les libertés, d’état d’urgence en état d’urgence. Je crois qu’il n’y a pas suffisamment de prise de conscience de ce glissement vers des pertes de libertés essentielles. Quant à nous, nous continuerons nos actions. La chaîne CNews affichait récemment : « La Ligue des droits de l’homme, ennemi de l’Etat ? » Non, la Ligue des droits de l’homme est une amie de l’Etat de droit.