Laïcité
TÉMOIGNAGE – Une étudiante strasbourgeoise agressée parce qu’elle portait une jupe
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L’internationale réactionnaire
Monde diplomatique
Septembre 2020, page 13, en kiosques Dossier : expansion de l’évangélisme
De São Paolo à Séoul, d’Abuja à Houston, une doctrine et des rituels communs rassemblent des foules de protestants évangéliques dans des centaines d’Églises. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ce courant a prospéré sur un terrain fertile, auquel il a longtemps offert un bras armé : l’anticommunisme. Nourri par le soutien d’États puissants ainsi que par un prosélytisme efficace, son succès va désormais de pair avec le recul d’idéologies porteuses d’espoirs plus terrestres. Avec plus de 660 millions de membres et des antennes dans la quasi-totalité des pays, les évangéliques constituent l’une des forces politiques les plus puissantes et les plus structurées de la planète.
par Akram Belkaïd & Lamia Oualalou
De Rio de Janeiro à Séoul en passant par Mexico et Lagos, le monde protestant connaît depuis quatre décennies une dynamique ultraconservatrice qui influe sur les questions sociales, sociétales mais aussi économiques et diplomatiques. Avec ses 660 millions de fidèles, l’évangélisme chrétien — un courant du protestantisme — progresse ainsi de manière fulgurante (1). Au début du XXe siècle, 94 % de la population de l’Amérique du Sud était catholique ; seul 1 % des habitants du continent se revendiquait du protestantisme. Aujourd’hui, les protestants sont 20 %, la proportion des fidèles au Vatican étant tombée à 69 %. Au Brésil, en 1970, 92 % des habitants se déclaraient catholiques ; ils n’étaient plus que 64 % en 2010, les « défections » ayant bénéficié aux multiples Églises évangéliques, notamment pentecôtistes, qui prolifèrent dans ce pays (2). Et le candidat à la présidence en 2018, M. Jair Bolsonaro, a bénéficié du vote de 70 % des évangéliques. Leurs onze millions de voix ont fait la différence avec M. Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs. En 2016, plus ouvertement encore que ses prédécesseurs républicains, Ronald Reagan et M. George W. Bush, M. Donald Trump a courtisé cet électorat qu’il considère aujourd’hui comme essentiel à sa réélection en novembre. Désormais, évangélique rime avec politique.
Le point de départ de cette évolution se situe aux États-Unis. Le pentecôtisme y est né dans les années 1910, accordant une importance au récit de la Pentecôte et à l’influence du Saint-Esprit sur les apôtres de Jésus-Christ. Des missionnaires ont alors commencé à sillonner la planète pour répandre les principes fondamentaux du pentecôtisme : la renaissance ou le début d’une vie nouvelle par une conversion personnelle passant par un « second baptême », et la centralité de la Bible dans la vie quotidienne et son inerrance, c’est-à-dire l’affirmation doctrinale qu’elle ne contient aucune erreur. À cela s’ajoute l’importance du témoignage personnel dans l’expression de la foi. Relancé par la « deuxième vague » des années 1960, ce mouvement en connaît une autre, vingt ans plus tard, quand apparaît, toujours aux États-Unis, le néopentecôtisme. Avec cette « troisième vague », les fidèles doivent intégrer la nécessaire lutte quotidienne contre le mal et le démon. Il leur faut aussi accorder une importance particulière aux signes et prodiges relevant du divin. Miracles, guérisons, « prophétisation » et « parler en langue » (langage spirituel surnaturel avec lequel le fidèle « communique » directement avec Dieu) sont les piliers de cette religion ouvertement prosélyte (3).
Au même moment, les milieux néopentecôtistes diffusent la théologie de la prospérité qui fait de la foi le moyen d’arriver à l’aisance financière. La richesse est ainsi présentée comme un signe de santé spirituelle qui ne saurait être condamné (à l’inverse, la pauvreté est souvent qualifiée de punition divine). Les croyants sont appelés à verser des dons réguliers pour soutenir leur Église. Donner de l’argent devient aussi un geste prophylactique susceptible d’éloigner le mal, de résoudre les problèmes personnels et de permettre les guérisons. Ici et là, de retentissants scandales financiers et de mœurs entachent cet essor (4). Des fidèles abusés se tournent vers la justice, et des télévangélistes comme le très célèbre Jimmy Swaggart, tonitruant pourfendeur du mal devant les caméras, doivent faire acte de contrition pour avoir cédé à l’appel de la chair, ce qui inspirera le tube Jesus, He Knows Me (« Jésus, Il me connaît ») au groupe de rock Genesis. Mais la machine est en marche. Peu à peu, des transnationales évangéliques apparaissent. Les échanges d’un pays à l’autre se multiplient. Aux missionnaires américains succèdent des cadres locaux qui enrôlent de nouveaux adeptes. Des écoles, des universités, des centres culturels et des hôpitaux sortent de terre : tout doit concourir à diffuser la doctrine.
Quel que soit le pays, y compris en France où le mouvement ne cesse de se développer, comptant près de 700 000 adeptes (5), la force des évangéliques réside dans leur capacité à bousculer les vieilles structures hiérarchiques et à faire preuve de pragmatisme. Ils peuvent installer un temple n’importe où : cinéma désaffecté, restaurant familial ou ancien garage. Il n’y a pas de crise de vocation chez les pasteurs : alors que l’Église catholique peine à recruter, n’importe qui peut s’attribuer un ministère. Il suffit d’un peu de charisme et d’installer des chaises en plastique autour d’un piano électrique et d’une Bible. La communion entre évangéliques est d’autant plus forte que le rite est fondé sur l’émotion : on chante, on rit, on pleure à l’évocation de la crucifixion du Christ, on entre en transe. La musique est l’élément central de la célébration, et le patrimoine dans lequel on peut puiser est immense : gospels, rock chrétien, country évangélique, etc. Dans cette dynamique, la communication et la création de médias sont un atout-clé, de même que le prosélytisme de rue ou les campagnes intensives d’évangélisation sur les réseaux sociaux.
La galaxie évangélique est loin d’être homogène. Remontant au XVIIe siècle, le baptisme, qui compte aujourd’hui cent millions de croyants, dénombre en son sein une multitude d’Églises plutôt progressistes ou modérées, l’une de ses grandes figures étant l’ancien président américain James Carter, Prix Nobel de la paix en 2002. De leur côté, les néopentecôtistes n’adhèrent pas tous à la théologie de la prospérité. Et tous ne votent pas pour un candidat de droite, certains d’entre eux ayant constitué un soutien de taille pour les présidents vénézuéliens Hugo Chávez et Nicolás Maduro. Mais l’essentiel du courant qu’ils forment demeure ultraconservateur, pour ne pas dire réactionnaire. Souvent favorable à la peine de mort, farouchement opposé à l’avortement, le néopentecôtisme refuse, au nom de la « défense de la famille », les législations favorables aux minorités LGBT+. En Ouganda, les Églises évangéliques militent en permanence pour le durcissement des lois qui pénalisent déjà l’homosexualité, et elles réclament de nouveaux textes pour autoriser la mise en place de « thérapies de conversion » censées « guérir » les homosexuels en changeant leur orientation sexuelle. Au Malawi comme en Afrique du Sud ou au Zimbabwe, les discours homophobes et antimigrants sont amplifiés par des télévangélistes, dont les plus célèbres, comme le « prophète » Shepherd Bushiri, détiennent des fortunes colossales.
La laïcité ou le sécularisme sont dans le collimateur des évangéliques. Au Brésil comme au Nigeria ou en Corée du Sud, le discours politique est imprégné de références religieuses parfois hostiles à la modernité et au progrès. Pour Valdemar Figuerdo, professeur de science politique et théologien brésilien, le but de nombreux leaders évangéliques est « de revenir en arrière, contre l’État laïque, la science autonome, l’importance des universités, la pensée libre, la condition des femmes, les questions de genre, les droits des minorités. Ce sont des groupes médiévaux dans le pire sens. Politiquement cela change tout, on n’est plus dans une discussion entre conservateurs et progressistes, dans un contexte démocratique. À partir du moment où le slogan du gouvernement est “Dieu au-dessus de tout”, cela veut dire que tout est remis en question ».
Incarnant l’espoir d’une alternance à gauche, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador n’hésite pas, lui non plus, à faire sien le langage politico-biblique, se proclamant « disciple de Jésus-Christ » et faisant alliance avec une petite formation conservatrice, Partido Encuentro Social (Parti rencontre sociale), dirigée par des chrétiens évangéliques et désireux d’aider le président mexicain « sur les questions de la vie et de la famille ». Partout, les évangéliques marquent ainsi des points. Les relations entre les religions en sont directement affectées. Alors que l’Église catholique et les protestants traditionnels dialoguent régulièrement avec les divers représentants de l’islam, les évangéliques, qui soutiennent l’État d’Israël, ne cachent pas leur hostilité aux musulmans, souvent considérés comme autant d’ennemis potentiels ou de populations à convertir.
Akram Belkaïd & Lamia Oualalou
Journaliste, auteure de Jésus t’aime ! La déferlante évangélique, Cerf, Paris, 2018.
(1) Sauf mention contraire, les statistiques citées dans cet article sont tirées des études publiées par le Pew Research Center, un organisme indépendant américain qui consacre une grande partie de ses activités à l’étude des religions aux États-Unis et dans le monde.
(2) Lire Lamia Oualalou, « Les évangélistes à la conquête du Brésil », Le Monde diplomatique, octobre 2014.
(3) Cf. Jean-Yves Carluer, L’Évangélisation. Des protestants évangéliques en quête de conversions, Exelcis, Charols, 2006.
(4) Lire Ingrid Carlander, « La foire aux miracles des télévangélistes américains », Le Monde diplomatique, juin 1988.
(5) Cf. Évangéliques de France, la course aux adeptes, documentaire de Cyril Vauzelle, LF Production, Montreuil, 2016.