Trois sommets, de l’Otan, du G7 et de l’Union européenne, se tiennent aujourd’hui pour exprimer l’unité face à la Russie et son agression de l’Ukraine, mais ce « retour d’Occident » est diversement apprécié dans le reste du monde.
Entre 2015 et 2020, la France a livré des équipements militaires dernier cri à la Russie. Un armement qui a permis à Vladimir Poutine de moderniser sa flotte de tanks, d’avions de chasse et d’hélicoptères de combat, et qui pourrait être utilisé dans la guerre en Ukraine.
Non content d’écraser l’Ukraine d’aujourd’hui, Poutine veut en effacer l’histoire. Il l’a martelé : l’Ukraine n’existe pas, elle n’est qu’une province de Russie peuplée de Russes et ne doit son existence factice qu’à un caprice de Lénine. C’est une falsification.
1. De la Rus’de Kiev aux invasions mongoles (IXe-XIIIe siècles)
Le début de ce récit, c’est indéniable, pose les bases d’une histoire commune. Pour le comprendre, il faut d’abord aller rendre visite à un peuple que personne ne pense trouver dans l’aventure : les Vikings de Suède, les Varègues. Habiles au commerce, ils trafiquent le long des grands fleuves qui coulent vers le sud. Vers 880, un de leurs groupes s’installe sur les rives du Dniepr et fonde Kiev, que l’on appelle bientôt la Rus’de Kiev, c’est-à-dire la principauté peuplée par les Rus’, peuple issu des Varègues et des Slaves vivant par là. Le commerce – fourrure et bois – se fait essentiellement avec Constantinople, riche capitale de l’empire byzantin. En 988, pour parfaire cette alliance, le prince de Kiev, Vladimir, se fait baptiser. Voici les Rus’ devenus chrétiens orthodoxes. Voici ce monde doté d’un saint fondateur – les présidents russe et ukrainien partagent son nom (Volodymir en est une variante). Kiev crée bientôt un empire, assis sur un réseau de principautés, Novgorod, Smolensk ou Moscou, fondé au XIIe siècle.
Au XIIIe siècle, cet univers est balayé par un tsunami venu de l’est : les invasions mongoles. Pendant deux siècles, les cités mises à genoux doivent verser un tribut aux nouveaux maîtres. Moscou en organise la collecte, ce qui l’enrichit au passage et lui permet, au XVe siècle, de mener la guerre contre le « joug tatar » (autre nom des Mongols). Le glissement est fait. Moscou est le nouveau phare du monde issu de la Rus’. Après la prise de Constantinople par les Ottomans (1453), la ville peut se croire la « troisième Rome ». Après Ivan le Terrible (1530-1584), les princes de Moscovie prennent le titre de tsar, c’est-à-dire de nouveau César. Ils n’ont plus pour objectif que de réunir sous leur sceptre « toutes les Russies », autrement dit les anciennes principautés des Rus’.Inauguration d’une statue de Vladimir le Grand, à Moscou, par le président russe Vladimir Poutine, le 4 novembre 2016. (Natalia KOLESNIKOVA/AFP)
En novembre 2016, au grand dam de nombreux Moscovites, Vladimir Poutine, aux côtés du patriarche Cyrille de Moscou, inaugure devant le Kremlin une gigantesque statue de saint Vladimir le Grand, le prince de Kiev qui, par son baptême, a converti le monde russe à l’orthodoxie. Pour le président russe, le coup est double. Il lui permet de jouer la carte qui lui est chère, des « racines chrétiennes » et de la Sainte Russie. Et déjà, en même temps, d’annexer symboliquement l’Ukraine. Comme l’explique alors l’historien Nikita Sokolov, cité par « Libération », il s’agit de « voler à l’Ukraine la palme de l’unification de la Rus’, de dire que la véritable Russie, c’est la Moscovie et non pas Kiev ».
2. L’Etat cosaque (1649-1764), ancêtre de l’Etat ukrainien
Hier centrales, les terres qui forment aujourd’hui l’Ukraine sont devenues des marches (une des étymologies proposées du mot Ukraine renvoie à l’idée de frontière). Désormais, leur histoire diverge de celle de Moscou. Elles sont en grande partie sous la coupe de la nouvelle puissance locale, la Pologne. La noblesse polonaise, catholique, réduit à la misère les paysans ukrainiens, orthodoxes. Ceux-ci se mettent sous la protection des Cosaques, communautés de paysans soldats, installés dans la région de Zaporoguie. Comme ceux qui sont installés ailleurs dans l’univers russe, les Cosaques zaporogues sont réputés libres et égalitaires. Ils combattent au nom d’un chef, « l’hetman », qu’ils élisent dans une assemblée, la Rada. Entre 1649 et 1764, ils réussissent à former un Etat, l’« hetmanat cosaque », considéré comme l’ancêtre de l’Ukraine d’aujourd’hui.
Complétons par un aspect sombre de la période. Pour exploiter la paysannerie ukrainienne, la noblesse polonaise recourt aux juifs qu’elle charge de collecter taxes et impôts. Cela permet aux popes, appuyés par les Cosaques, d’attiser un antijudaïsme fanatique. Il conduit à des massacres. Ils ne sont hélas pas les derniers de cette histoire.« Mazeppa aux loups », huile sur toile du peintre français Horace Vernet (1789-1863), Musée Calvet (Avignon). (Leemage via AFP)Portrait d’Ivan Mazepa (1639-1709), hetman des Cosaques d’Ukraine. (MARY EVANS/SIPA)
Avec Bogdan Khmelnitski (1595-1657), fondateur de l’Etat cosaque, Ivan Mazepa (1639-1709) est le plus connu des hetmans. Sa mémoire est aussi au cœur d’une controverse entre Kiev et Moscou. Assaillis de toute part par diverses puissances, les chefs cosaques sont obligés de nouer des alliances. Pendant de nombreuses années, Mazepa se met au service de l’empereur russe Pierre le Grand. Au début du XVIIIe siècle, il le trahit pour s’allier avec Charles XII, le roi de Suède, nouveau venu dans la zone, duquel il espère obtenir l’indépendance de son Etat. Pour les Russes, Mazepa incarne désormais la figure du traître. Les Ukrainiens le tiennent pour un héros. Son effigie orne les billets de 10 hrivnas (0,30 euro), la monnaie nationale.
Notons par ailleurs que l’Occident connaît Ivan Mazepa, sans forcément le rattacher à cette histoire. Il y est devenu célèbre au XIXe siècle, grâce à un poème du Britannique Lord Byron, inspiré par un épisode de la jeunesse de l’hetman, peut-être légendaire. Accusé d’avoir séduit une femme mariée, le jeune homme aurait été puni en étant attaché nu sur un cheval lancé au galop et, recueilli par de braves paysans ukrainiens, aurait survécu au supplice pour devenir chef de guerre. Fascinés par ce destin miraculeux, tous les romantiques, derrière Byron, y allèrent de leur « Mazeppa » (écrit en général avec deux P), qui devient une figure littéraire commune. On le retrouve dans une pièce symphonique de Liszt ; dans des toiles de Géricault, Vernet (comme ci-dessus), Chassériau ; ou encore dans « les Orientales » de Victor Hugo : « Eh bien ! ce condamné qui hurle et qui se traîne, ce cadavre vivant, les tribus de l’Ukraine le feront prince un jour. »
3. Le XIXe siècle, la poigne des tsars et le renouveau national
A la fin du XVIIIe siècle, la Pologne disparaît, avalée par ses puissants voisins. Une part de l’Ukraine devient autrichienne, l’autre russe. Les tsars font tout pour russifier cette province qu’ils n’appellent plus que la « Petite Russie », vieille appellation qui remonte à Constantinople. Comme en Pologne, en Hongrie, dans les Balkans, la domination de l’Empire se heurte à la nouvelle force du XIXe siècle, le sentiment national. Il s’appuie sur la redécouverte du folklore ou du parler local. Considéré alors comme un patois, l’ukrainien est étudié, codifié, magnifié par de grands écrivains. Le plus célèbre est Taras Chevtchenko (1814-1861), le « poète national » ukrainien, cent fois emprisonné et exilé par les tsars.
A la fin du siècle, le pays renoue avec d’autres démons. Après l’assassinat d’Alexandre II, en 1881, les autorités déchaînent les masses sur les éternels boucs émissaires : les juifs. Un nouveau mot fait son apparition dans les langues du monde : les pogroms (du russe, détruire). Ceux de Kiev ou d’Odessa deviennent sinistrement célèbres.Portrait du poète ukrainien Taras Chevtchenko, brodé par Kostyrkina. (SPUTNIK via AFP)
Le XIXe est le siècle du sentiment national. Partout en Europe, les peuples se découvrent une identité commune, appuyée sur le folklore, la langue, une relecture de l’histoire. Ce sentiment est d’autant plus à vif que les peuples sont écrasés par un empire, comme c’est le cas de ceux d’Europe centrale ou orientale, soumis à l’empereur d’Autriche, au sultan ottoman ou aux tsars. Partout apparaissent de grandes figures, poètes ou écrivains, qui portent ce sentiment national, l’incarnent. Comme les Polonais ont leur Adam Mickiewicz (1798-1855) ou les Hongrois leur Sándor Pétöfi (1823-1849), les Ukrainiens ont Taras Chevtchenko.
Fils de paysans serfs, placé comme domestique, il se découvre bientôt un goût et un talent pour la peinture et la littérature, et réussit à faire des études. Initié aux auteurs méconnus de sa province d’origine, l’Ukraine, il en devient fou. Sa vie durant, il n’aura de cesse, dans ses tableaux comme dans ses poèmes, d’en célébrer les richesses, le patrimoine, la langue. Son activisme politique lui vaut de connaître les forteresses du tsar et les duretés de l’exil. Sa figure, ses œuvres écrites ou peintes occupent toujours une place centrale dans la culture et le sentiment national ukrainiens. « Kobzar » (le barde, ou plus spécifiquement le joueur de kobza, une sorte de luth), son recueil de poèmes, est considéré comme le marqueur du renouveau de la langue ukrainienne. Le nom de Taras Chevtchenko a été donné à l’université de Kiev, la plus réputée du pays.
4. Une brève indépendance (1917-1921)
Partagée entre Russes et Austro-Hongrois, l’Ukraine est en première ligne lors de la Grande Guerre. Les deux révolutions de Petrograd en 1917, l’abandon de la guerre par les Russes en janvier 1918, puis la défaite des empires centraux en novembre créent le chaos. Une première indépendance est décrétée par une « République populaire ukrainienne ». Elle est mise à mal par les autres protagonistes qui ravagent le pays : une sécession anarchiste, les armées russes blanches, les Polonais (qui ont reformé un Etat en 1918) vite engagés dans une guerre avec les armées russes rouges (1919-1921). Accusés de soutenir ces derniers – c’est dans ces années qu’apparaît le mythe du « judéo-bolchévique » –, les juifs sont une fois de plus victimes de carnages. Les chefs nationalistes (comme le célèbre Petlioura) les ont-ils encouragés ? Ont-ils été commis contre leur volonté ?
Le point continue à être sujet de controverse. Il entre néanmoins sans nuance dans la propagande communiste : pour Moscou, tout nationaliste est antisémite (même ceux qui ont essayé d’arrêter les exactions). L’argument n’a pas fini d’être utilisé.Symon Petlioura, président de la République populaire ukrainienne (1919-1920). (Wikimedias Commons/ЦДАВО України. Ф. 1871. Оп. 1. Спр. 7)
Journaliste, militant, devenu chef des armées et président (1919-1920) de la brève République populaire ukrainienne. En tant que représentant de la première indépendance du pays, il reste considéré comme un héros par tout le courant national ukrainien.
5. De l’horreur stalinienne à l’horreur nazie (1922-1945)
En 1921, à la fin de la guerre soviéto-polonaise, une partie de l’Ukraine revient à Varsovie, le reste passe à Moscou. Lénine en fait une des républiques de la nouvelle Union proclamée fin 1922 : l’URSS. C’est le moment auquel fait allusion Vladimir Poutine quand il dit que le pays a été « créé » par le chef bolchevique. En thuriféraire de la « grandeur russe », il omet de préciser ce qui a suivi : des décennies d’horreur. Pour comprendre la façon dont elles pèsent sur la mémoire aujourd’hui, on doit les considérer dans leur continuum. Il y a d’abord les crimes communistes. Ils culminent en 1932-33. Staline ordonne une collectivisation de toutes les terres paysannes d’Ukraine. Conduite à la baïonnette, elle débouche sur une famine qui fait entre 3 et 4 millions de morts. Pour de nombreux historiens, il s’agit d’un crime de masse du même ordre que ceux que Staline a commis ailleurs. Pour les Ukrainiens, qui le nomment « Holodomor », il s’agit d’un génocide destiné à éliminer spécifiquement leur peuple.
En 1939, grâce à l’alliance germano-soviétique, la partie polonaise de l’Ukraine devient russe. Le NKVD, ancêtre du KGB – puis du FSB – qui forma Poutine, peut y faire régner la terreur. En 1941, après la rupture d’alliance, Hitler part à l’assaut de l’URSS. En première ligne, l’Ukraine subit l’horreur à un niveau de violence dont l’Europe de l’Ouest a rarement conscience. Le pays est le terrain de la « Shoah par balles », le massacre de sang froid de centaines de milliers de juifs, comme à Babi Yar (en septembre 1941), un ravin situé à côté de Kiev, devenu le lieu symbole de ce martyre. Les autres Ukrainiens, des Slaves appelés, selon la hiérarchie établie par les nazis, à devenir esclaves, subissent une occupation d’une brutalité inouïe. Après avoir subi vingt ans de terreur rouge, une partie de la population avait accueilli les premiers soldats allemands en libérateurs. Certains nationalistes (le plus connu est Stepan Bandera) ont accepté de collaborer, par idéologie, ou dans le seul objectif d’obtenir l’indépendance espérée. D’autres ont lutté avec les Russes. Après la victoire soviétique, l’histoire est réécrite de façon univoque. Les crimes soviétiques sont niés. Les seuls héros sont les glorieux soldats de l’Armée rouge. Les autres sont des nazis.Affiche du film « l’Ombre de Staline », d’Agnieszka Holland, 2019. (FILM PRODUKCJA-CRAB APPLE FILM/Collection ChristopheL via AFP)
Au début des années 1930, Staline veut faire de l’URSS un grand pays industriel et commande la mise en œuvre du premier de ses implacables « plans quinquennaux ». Il ordonne la collectivisation des campagnes et, dans le même temps, lance la chasse aux « koulaks », les paysans un peu trop riches qu’il dépeint en accapareurs. Cette politique aboutit à un désastre, en particulier en Ukraine, le traditionnel grenier à blé de l’empire russe. La soldatesque, les commissaires politiques y font saisir tous les grains jusqu’au dernier, entraînant une immense famine qui aurait fait entre 2,6 et 5 millions de morts. Les Ukrainiens appellent cette tragédie l’« Holodomor » (la mort par la faim). Comme si souvent, les meurtres de Staline sont suivis d’un autre crime : la censure absolue sur cet épisode, qui sera nié pendant des décennies. En 2019, le film « l’Ombre de Staline », de la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland, a raconté l’histoire bouleversante et réelle de Gareth Jones, un jeune journaliste britannique qui, au péril de sa vie, réussit à se rendre en Ukraine en 1933 et, au retour, documenta la tragédie qui s’y était passée. Le film montre aussi comment Walter Duranty, le puissant correspondant à Moscou du « New York Times », peut-être stipendié par les services soviétiques, mena campagne contre son confrère pour défendre les mensonges de Staline.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky dépose une bougie au pied du mémorial de Babi Yar, à l’occasion du 80e anniversaire du massacre, le 29 septembre 2021 à Kiev. (HANDOUT/AFP)
Deux noms – que tout sépare – peuvent résumer l’horreur mais aussi le trouble et les ambiguïtés liés à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Ukraine : Babi Yar et Stepan Bandera.
Sitôt après le déclenchement de l’opération Barbarossa, en juin 1941, et l’invasion de l’URSS, les soldats d’Hitler entrent en Ukraine et mettent en œuvre avec méthode leur politique d’annihilation. Les juifs sont les premiers visés. En deux jours de septembre, plus de 30 000 d’entre eux sont froidement assassinés le long d’un ravin, situé non loin de Kiev, le « ravin des bonnes femmes », Babi Yar. Dans les mois qui suivent, d’autres meurtres de masse de juifs, de Polonais, d’Ukrainiens, de Tziganes auront lieu au même endroit. Comme en témoigne le mémorial installé sur place, Babi Yar reste le symbole de la persécution des juifs d’Ukraine, qui fut d’une monstrueuse brutalité. Près d’un juif assassiné par les nazis sur six venait de ce pays.
Comme dans nombre d’autres pays occupés, les Allemands, pour commettre leurs crimes, s’appuyèrent sur des collaborateurs locaux. Le plus célèbre, parmi les Ukrainiens, est Stepan Bandera (1909-1959). Dès sa jeunesse, alors qu’il habite principalement dans la partie de l’Ukraine appartenant à la Pologne, il promeut un nationalisme extrémiste et violent. Quand les Allemands envahissent la Pologne, en 1939, il joue leur carte, croyant en tirer une future indépendance de l’Ukraine. Rapidement après l’invasion de 1941, il comprend que ce ne sera pas le cas. Arrêté, il passe une grande partie de la guerre prisonnier en Allemagne. Mais nombre de ses partisans participent aux exactions contre les Polonais ou les juifs et lui-même n’a jamais renié ses positions violemment antisémites et anti-polonaises. Depuis la seconde indépendance de l’Ukraine, en 1991, sa mémoire est l’objet de controverses répétées. L’extrême droite, mais aussi le courant national en général, veut voir en lui un nationaliste fervent qui a tout fait pour défendre son pays. En 2010, le président Viktor Ioutchenko lui a accordé le titre de « héros de l’Ukraine », suscitant des réactions indignées en Pologne ou en Israël. Révoqué l’année suivante par son successeur, le titre ne lui a pas été rendu, malgré les pressions des courants nationalistes. A l’inverse, les Soviétiques ont fait de Bandera l’incarnation du « collabo » et cette vision des choses prévaut toujours en Russie. Quand Vladimir Poutine ne traite pas les dirigeants ukrainiens de « nazis », il les traite de « bandéristes ». Dans son esprit, l’idée est la même.
6. L’indépendance et les guerres de mémoires (1991 à aujourd’hui)
Dès l’indépendance, acquise en 1991 lors de l’effondrement de l’URSS, le pays se partage en deux camps : les proeuropéens et les prorusses. Ils se sont opposés lors des deux révolutions (« orange » en 2004, puis celle de Maïdan, en 2014), gagnées par les proeuropéens. Ils s’opposent constamment aussi dans une interminable guerre de mémoires. Les prorusses n’ont de cesse d’utiliser l’accusation relayée aujourd’hui par le maître du Kremlin : les autres sont des nazis. Il est indéniable que la plupart des dirigeants ukrainiens d’après les deux révolutions, au nom de la haine de l’occupation soviétique, ont rendu hommage à des chefs nationalistes qui ont pu collaborer avec les Allemands. Il est indéniable aussi que la révolution de Maïdan a été appuyée par des groupuscules néonazis. Il est tout aussi exact que, dans les élections libres qui ont suivi, ces groupuscules d’extrême droite ont été marginalisés au profit de majorités démocratiques et (depuis 2019) d’un président d’origine juive. Il est tout aussi exact qu’en lançant ses armées sur un pays libre, c’est bien l’homme du Kremlin qui, aujourd’hui, se comporte en nouvel Hitler.
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Dans les Balkans et en Europe de l’Est, la guerre menée par l’armée russe qui ravage l’Ukraine crée une onde de choc dévastatrice. Le conflit fait craindre à certains pays, notamment d’ex-URSS et d’ex-Yougoslavie, une déstabilisation pouvant mener à une annexion. État des lieux alarmant.
L’économiste juge que les sanctions actuelles, qui vont toucher l’ensemble de la population russe, n’atteindront pas leur but : frapper les fortunes qui sont au cœur du régime poutinien, afin d’infléchir ce dernier. L’Occident, dit-il, a pourtant les moyens d’agir.
Thomas Piketty, le plus célèbre des économistes français depuis son best-seller « Le Capital au XXIe siècle », plaide depuis quelques années pour un « cadastre financier international », qui permettrait de savoir qui possède quoi en Europe et aux Etats-Unis, et de lutter plus efficacement contre la fraude fiscale. Aujourd’hui, il estime qu’un tel cadastre permettrait également d’infliger des sanctions financières efficaces contre la Russie, tout en épargnant leurs peuples. Entretien.
L’OBS. La déconnexion des banques russes du système financier international vise à « asphyxier » l’économie russe, a déclaré Bruno Le Maire. De telles sanctions peuvent-elles être efficaces ?
Thomas Piketty. Débrancher la Russie du réseau financier Swift peut contribuer à asphyxier la Russie, mais au final c’est une mesure très mal ciblée. Elle va frapper les banques, mais aussi toutes les entreprises et les ménages russes, ainsi que les entreprises et ménages occidentaux commerçant avec la Russie, alors que c’est le pouvoir poutinien qu’il faut atteindre, et en particulier la petite classe des oligarques les plus fortunés qui a bénéficié de ce régime depuis 1999. Or ces derniers peuvent contourner Swift, en passant par d’autres intermédiaires financiers.
La population russe, si elle est durement touchée, ne peut-elle pas se retourner contre Poutine ?
On a vu ce qu’il est advenu lorsque des sanctions commerciales ont été instaurées après l’annexion de la Crimée en 2014 : le pouvoir les a instrumentalisées pour attiser le sentiment nationaliste et renforcer son emprise. Pour gagner la bataille politique et morale contre les autocraties, il est urgent de changer d’approche.
Les pays occidentaux ont également décidé de geler les actifs de l’élite russe -yachts, villas et compte bancaires. Cela vous semble-t-il une voie plus légitime, puisqu’elle n’affecte pas le reste de la population ?
Oui, à condition qu’on aille jusqu’au bout de cette logique, ce qui n’est pas le cas. Il faudrait imaginer des sanctions ciblant tous ceux qui peuvent avoir une influence sur Poutine, c’est-à-dire l’ensemble de la classe fortunée qui a profité du régime. Pour l’instant, on ne touche que quelques dizaines ou au maximum quelques centaines de Russes. En outre ces sanctions sont faciles à contourner, par la multiplication des sociétés-écrans et des prête-noms, car l’on ne se donne pas les moyens de les appliquer réellement. Pour être efficace, il faudrait viser quelques dizaines de milliers de personnes, les multimillionnaires sur lesquels s’appuie le régime, et le faire de façon beaucoup plus systématique.
Comment faire concrètement ?
La seule façon d’agir efficacement serait de mettre en place un cadastre financier international des patrimoines, et de croiser les données sur les portefeuilles immobiliers et financiers des uns et des autres. On a commencé à développer, depuis la crise de 2008, des échanges automatiques d’informations bancaires dans le cadre de l’OCDE, mais cela reste très insuffisant. Jusque-là, les pays riches, sous pression de leurs propres grandes fortunes, refusaient d’aller plus loin et de mettre en place une véritable transparence financière internationale. Mais cette fois, l’enjeu est gigantesque : il s’agit de stopper une guerre en Europe. Ce serait aussi l’occasion de démontrer aux opinions publiques que les grands discours sur la démocratie et la justice ne sont pas que du vent.
Si l’on ciblait, par exemple, les personnes détenant plus de 10 millions d’euros en patrimoine immobilier et financier, cela représenterait environ 20 000 personnes, soit 0,02 % de la population adulte russe. On resterait sur une toute petite minorité de la population, mais une minorité beaucoup plus substantielle que quelques centaines de personnes. Or plus de la moitié du patrimoine de ces gens-là est à l’étranger, essentiellement dans les pays occidentaux, avec biens immobiliers et des actifs financiers à Paris, Londres, New York, au Luxembourg, à Courchevel ou sur la Côte d’Azur. Bloquées dans leur pays, avec leur fortune gelée voire amputée par un prélèvement (mettons de 10 à 20 %, pour commencer), ces 20 000 personnes ne manqueraient pas de se faire entendre au Kremlin. On pourrait aussi se focaliser sur tous ceux qui possèdent plus de 2 millions d’euros de patrimoine, ou bien sur ceux détenant plus de 1 million d’euros à l’étranger, soit environ 100 000 personnes (0,1 % de la population).
La mise en place d’un tel cadastre financier ne mettrait-elle pas beaucoup de temps ?
Le projet existe, c’est le « global financial registry » ou GFR : nous avons montré dans le Rapport sur les inégalités mondiales 2018, qu’il était techniquement possible. Il s’appuierait sur les registres existant déjà, où sont consignées les traces des possessions des uns et des autres, dans différents pays. Il faut systématiser les accords OCDE sur les transmissions bancaires internationales, qui ont plein de trous, et il faut enfin que chaque pays applique la directive européenne sur les « registres des bénéficiaires effectifs » (beneficial ownership registries), qui oblige chaque pays à rendre public les détenteurs ultimes des sociétés installées sur son territoire. Certains pays comme le Luxembourg ont commencé à mettre en ligne ces informations, mais comme l’a montré l’an dernier l’enquête OpenLux [menée par le journal Le Monde, NDLR], il existe là encore de nombreux trous. Quant à la France, elle n’a toujours rien mis en ligne…
Pour connecter toutes ces données, il faudrait également décider de prendre le contrôle des dépositaires centraux privés (Clearstream, Euroclear, Depository Trust Company, etc.) qui assurent l’enregistrement des titres financiers et de leurs propriétaires. Ce registre général permettrait au passage de lutter contre la fraude internationale, l’argent de la drogue, la corruption. C’est sûr que cela dérangerait pas mal de monde, à commencer par les grandes fortunes occidentales, qui aiment la discrétion quand il s’agit d’argent. Tout comme les oligarques chinois ou russes… Ils ont tous en commun d’avoir profité, ces trente ou quarante dernières années, des mêmes privilèges générés par un capitalisme devenu débridé.
Est-il réaliste d’envisager l’arrêt de l’approvisionnement en gaz et en pétrole russe ?
C’est l’autre aspect de cette crise : il faut décréter fermement et concrètement la fin de ces importations, en commençant par importer, d’urgence, d’avantage d’hydrocarbures et de gaz liquide d’autres pays. Et surtout en prenant enfin des décisions fortes et concrètes sur les investissements dans les énergies renouvelables. La France est certes moins dépendante au gaz que l’Allemagne, mais elle l’est beaucoup plus que des pays comme la Suède par exemple, qui au lieu de se reposer uniquement sur le nucléaire, a fait bien davantage que nous dans l’éolien, le solaire et l’hydraulique.
Il est temps de débattre concrètement des surfaces à consacrer au renouvelable. Ces sources d’énergie comportent elles aussi des inconvénients, en particulier pour les paysages, mais par comparaison aux conséquences climatiques et géopolitiques qu’entraîne l’exploitation des hydrocarbures il n’y a pas photo. Tous ces hydrocarbures russes auraient dû rester dans le sol. Au lieu de cela, nous avons contribué à les brûler, tout en enrichissant au passage une minorité d’oligarques russes et en contribuant à voler ces ressources à la population du pays. Il est temps de reconnaître cette complicité et d’y mettre fin.
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Après avoir signé en début de semaine une demande d’adhésion à l’Union européenne, le président ukrainien a demandé à pouvoir bénéficier d' »une procédure spéciale » pour accélérer cette adhésion. Celle-ci est-elle possible, et qu’en attend l’Ukraine ? Explications.
Et si la philosophie russe nous aidait à comprendre la stratégie de Vladimir Poutine ? Cette idée n’a rien d’absurde, tant les prophètes du conservatisme, de « la voie russe » et de « l’empire eurasiatique » ont le vent en poupe au Kremlin et le soutien de toutes les extrêmes droites européennes, le Front national en tête. Le philosophe Michel Eltchaninoff est venu à la Fondation Jean-Jaurès discuter de ce qui se passe « dans la tête de Vladimir Poutine ».
Les poutiniens Le Pen et Zemmour tentent de se rhabiller en non-alignés. Du côté de l’extrême droite extra-parlementaire, les positions sont plus contrastées, pour ne pas dire franchement opposées.
La guerre dure depuis maintenant cinq jours en Ukraine suite à l’offensive lancée par la Russie. Salomé Zourabichvili, Présidente de la République de Géorgie est l’invitée du Grand entretien. Son pays a lui même été en guerre contre la Russie, en 2008.
Des milliers de civils ukrainiens fuient depuis jeudi l’invasion russe et tentent de rejoindre la Pologne voisine. Une évacuation chaotique, avec des dizaines de kilomètres d’embouteillages côté ukrainien, qui préfigure une crise humanitaire de grande ampleur. Reportage de notre envoyé spécial.
Le retrait de Saad Hariri, fils de Rafic Hariri, de la vie politique marque l’échec d’un projet sunnite modéré au Moyen-Orient susceptible de faire contrepoids à l’Iran et de résister au discours djihadiste.
La situation se tend encore plus en Ukraine alors que le gouvernement américain a conseillé la nuit dernière à ses ressortissants de quitter l’Ukraine, préparant également une évacuation des familles de son personnel diplomatique. Washington met de nouveau en garde contre la possibilité d’une invasion russe de l’Ukraine. Pourtant, à la frontière entre l’Ukraine et la Russie, le calme règne.
La majorité des Russes ne veut pas croire à la guerre avec l’Ukraine et ne veut pas d’un conflit. Si les études d’opinion donnent peu de soutien populaire aux options militaires du Kremlin, elles montrent aussi que les Russes désignent les Etats-Unis comme responsables de la crise.
Le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, appelle à une action internationale concertée pour mettre fin au conflit armé dans la région du Sahel central, qui a forcé plus de 2,5 millions de personnes à fuir leur foyer au cours de la dernière décennie.
Alors que la Pologne et l’Union européenne accusent Minsk d’instrumentaliser la crise des migrants massés à la frontière polono-biélorusse, et que certains ont à nouveau tenté de pénétrer en Pologne, le président Alexandre Loukachenko a déclaré à la BBC qu’il était « tout à fait possible » que ses forces de sécurité aient aidé les migrants.
Athènes vient d’offrir un Noël anticipé à ses armées : vingt-quatre avions de combat Rafale et trois frégates dernier cri, en attendant des F-35 et des hélicoptères Sikorsky, sans oublier drones, torpilles et missiles. Les officiers grecs ne seront pas seuls à la fête puisque des groupes d’armement français, Dassault en particulier, comptent au nombre des principaux fournisseurs d’Athènes.
La COP26 débute ce lundi 1er novembre. Six ans après l’Accord de Paris, les États du monde manquent cruellement d’ambition. Entre réduction des émissions de gaz à effet de serre et soutien aux pays pauvres, Reporterre fait le tour des enjeux du sommet.
NATIONS UNIES, 22 octobre (NNN-AGENCIES) – Un groupe de femmes afghanes a exhorté les Nations Unies à empêcher les talibans d’obtenir un siège au sein de l’organisation mondiale, appelant à une meilleure représentation de leur pays lors d’une visite au siège de l’organisation à New York.