Par Nicole François, 15 avril 2020
Lorsque nous ne serons plus contraints de communiquer à distance, téléphoniquement ou virtuellement, que nous retrouverons enfin des mains à serrer, la famille et les amis à prendre dans nos bras, accolades, embrassades tant attendues, peut-être enfin sera-t-il là le temps des utopies…
« Après cette crise, il nous faudra nous ressouder et prouver notre humanité, bâtir un autre projet dans la concorde…
Il nous faudra retrouver le temps long, la sobriété carbone… «
« Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, sachons nous réinventer….. »
(discours du 13 avril du Président Emmanuel Macron)
Se réinventer, prendre le temps…
Ah, mais oui ! D’ailleurs certains n’ont pas attendu cette crise !
Taxés d’utopistes, nous pouvons voir depuis belle lurette tous ceux qui, soucieux du partage et de la préservation des ressources, ont mis en œuvre, à travers le monde, des pratiques mettant en avant les biens communs, les habitats groupés, les jardins partagés, les communautés d’utilisateurs, les systèmes coopératifs, les mutualisations d’approvisionnement, le « consommer local », les systèmes d’échanges locaux, les AMAP, les liens plutôt que les biens. etc…
Face à la surexploitation des ressources, face aux dommages engendrés par le système marchand d’aujourd’hui, face à la destruction des fondements de notre survie et de celle de la planète, face à l’inhumanité du monde du travail, des citoyens engagés ont inventé, ont mis en pratique, ont dit haut et fort leur conviction qu’une autre façon de vivre ensemble est possible, qu’un autre fonctionnement est nécessaire, plus respectueux des hommes et de la nature.
Qui les a écoutés, entendus ?
Et maintenant on sort d’un improbable chapeau cette idée de réinventer le monde ?
Si seulement !
Prenons-nous à rêver que le temps des utopies serait venu !
Rompre avec nos habitudes
Bien avant les problèmes devant lesquels nous nous trouvons actuellement, de nombreux chercheurs et philosophes ont pensé, travaillé, avancé idées et propositions…
L’un d’eux, André Gorz, avait introduit l’idée qu’il « était impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre avec nos habitudes quotidiennes, individuelles et collectives, particulières et globales, en matière d’utilisation des ressources, en matière d’économie et en matière de rapports sociaux ».
Il avait écrit que «pour faire croître la consommation notre société crée des besoins, des désirs, façonne et développe ces besoins, y incorpore un maximum de superflu, et crée et accélère l’obsolescence des produits. Un tour de force : satisfaire les plus petits besoins par la consommation la plus grande possible ! ».
Face à ce constat il avait proposé de réfléchir à une politique « éco-sociale » qui établirait une corrélation entre moins de travail et moins de consommation d’une part , et plus d’autonomie et de sécurité existentielle d’autre part, pour chacun et chacune.
Il souhaitait essayer de définir une société dans laquelle pourraient se déployer la vie ou, plutôt, les vies infiniment diverses et riches que nous désirons vivre; définir les voies pour y parvenir, le seul moyen d’après lui de sortir de la politique de crise, et de la crise de la politique. Une société qui réduirait le travail, afin que puissent s’épanouir, durant le temps libéré, les facultés créatrices des individus.
Précisant bien (dans son livre « Ecologica » un ouvrage, qui réunit des textes et articles parus entre 1975 et 2007) qu’il n’était aucunement question de mettre en place ni des restrictions, ni des rationnements, ni un retour au lavoir, ni « une économie de guerre »…
Faire mieux avec moins : dans une logique non pas de croissance pour la croissance, pas dans une logique de toujours plus, mais dans une logique de toujours mieux (à définir, bien sûr, ce qui, pour chaque humain, est « le mieux »). A l’opposé de la société de l’argent et de la marchandise, il pensait qu’il faudrait développer une qualité de vie, une qualité d’éducation, des liens de solidarité, des réseaux d’aide…
Avec des mises en commun de savoirs, de savoir-faire, de biens, de culture, de toutes ces choses qui ne s’échangent pas contre de l’argent et qui ne se produisent pas dans un temps mesuré et à des cadences contrôlées…
Très tôt il avait fait la différence entre emploi et travail, et avancé l’idée d’un « revenu d’existence ». Et l’idée qu’il serait essentiel « d’inverser le rapport entre production de richesse marchande et production de richesse humaine ».
André Gorz était-il un utopiste, ou un précurseur ?
Le nom de Gorz est attaché, dès les années 1970, à la réflexion sur l’écologie, l’une des dimensions de son œuvre, pas la moindre.
C’est dans Le Nouvel Observateur qu’il signe ses premiers articles consacrés à la question de l’environnement, qui seront ensuite repris dans un recueil « Écologie et politique » en 1975. Cette réflexion couvre ensuite toute la fin de sa carrière, jusqu’au volume posthume paru en 2008, « Ecologica », dont il avait décidé du contenu peu avant sa mort.
Une réflexion qu’il faut regarder de manière globale, tout étant lié : la réflexion sur la société, la réflexion sur le travail et la réflexion sur l’écologie ne peuvent s’envisager qu’imbriquées les unes dans les autres, indissociables.
L’écologie politique
De quelle écologie est-il question chez Gorz ?
De l’écologie en tant que science qui étudie les milieux et les conditions d’existence des êtres vivants et les rapports qui s’établissent entre eux et leur environnement, ou plus généralement avec la nature.
Une écologie loin d’un « romantisme vert » , aux antipodes d’une approche superficielle…
Il s’agit d’une écologie politique humaniste plaidant pour un autre modèle de société qui remettrait les humains et leurs milieux de vie au centre des attentions.
L’écologie (enfin ce qu’on appelle communément écologie) est souvent au premier plan dans les médias. On voit la multiplication des «marches pour le climat», les rapports scientifiques, les mobilisations des jeunes… etc, et c’est tant mieux !
La question écologique semble être au centre des débats de société, il y a des engouements pour le zéro déchet, pour les produits en vrac, contre les sur-emballages, etc… Tant mieux ! Tant mieux si des prises de conscience affleurent…
Mais le terme «écologie» est souvent employé pour désigner deux réalités pourtant bien différentes : 1/la simple «protection de l’environnement», et/ou 2/la réflexion politique de l’écologie.
Un mélange et une confusion entre «environnementalisme» et «écologie politique».
L’environnementalisme se concentre sur les conséquences des activités humaines (pollution, risques sanitaires, déforestation, etc.) et considère que de simples aménagements de notre façon de faire peuvent permettre de les contenir. Beaucoup présent dans l’espace public (et commercial), tous les partis politiques peuvent le mettre à leur programme, parce qu’il n’engage pas et il donne bonne conscience.
Mais est-ce suffisant ?
Suffit-il de reconnaître la réalité des bouleversements environnementaux en cours et de faire le tri sélectif pour se dire écologiste ?
C’est un pas. A ne pas négliger bien sûr. Mais n’est-il pas seulement superficiel ?
A côté de cette approche se trouve l’écologie politique proprement dite. André Gorz, auteur phare concernant cet aspect de l’écologie, ne s’intéressait pas seulement aux dégradations environnementales mais proposait une analyse de leurs causes profondes.
Pour lui « le processus qui est à l’œuvre dans la destruction de la Nature est responsable de nos crises sociales et politiques : course au «progrès» technologique, mise en concurrence mondialisée, recherche effrénée d’optimisation et de compétitivité, gestion technocratique, colonisation et endormissement de nos esprits par des désirs toujours croissants de puissance et de nouveaux objets…produisent nos maux contemporains… » Gorz considérait la sobriété comme une nécessité. A l’opposé d’un système où la surconsommation des uns condamne les autres à la misère.
André Gorz, avec l’écologie politique, plaidait pour un autre modèle de société et voyait l’écologie comme un outil de transformation sociale. « Une utopie concrète » a-t-il écrit.
C’était il y a plus de 40 ans André Gorz (alias Michel Bosquet) écrivait déjà tout ce qui se dit aujourd’hui, notamment autour de la COP 21. Il prévoyait déjà les impasses dans lesquelles nos sociétés allaient s’engager et définissait ce qui aurait dû être fait pour ne pas en arriver aux excès dus à une croissance effrénée. « Même stabilisée, la consommation de ressources limitées finira inévitablement par les épuiser complètement, et la question n’est donc point de ne pas consommer de plus en plus, mais de consommer de moins en moins: il n’y a pas d’autre moyen de ménager les stocks naturels pour les générations futures. Il y a un impératif de survie : penser une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux»
Et aujourd’hui
Le rejoint aujourd’hui un autre penseur de notre temps : Edgar Morin, qui écrit, le 6 avril 2020 :
« Nous étions déjà, êtres humains de tous les pays, confrontés aux mêmes problèmes face à la dégradation de l’environnement et au cynisme économique. Alors qu’aujourd’hui nous nous retrouvons tous confinés, nous devrions prendre conscience que nos destins sont liés, que nous le voulions ou non. C’est peut-être le moment de rafraîchir notre humanisme, et de voir l’humanité comme une communauté de destin. L’occasion de réfléchir, de se demander ce qui, dans notre vie, relève du frivole ou de l’inutile, de repenser notre mode de consommation ou d’alimentation, le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices, le moment de s’en désintoxiquer.
L’occasion aussi de prendre durablement conscience de ces vérités humaines: l’amour, l’amitié, la communion, la solidarité, ces valeurs qui font la qualité de la vie. »
Quelques titres d’André Gorz :
Le Traître 1958 son premier livre avec un avant-propos » de Jean-Paul Sartre
La Morale de l’histoire 1959
Écologie et politique 1975
Écologie et liberté 1977
Fondements pour une morale 1977
Métamorphoses du travail, quête du sens 1988
Misères du présent, richesse du possible 1997
L’Immatériel 2003
Lettre à D. Histoire d’un amour 2006
Ecologica 2008
Et des articles : Bâtir la civilisation du temps libéré, Le fil rouge de l’écologie. Éloge du suffisant, Penser l’avenir…
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